S’il n’accepte pas alors le risque calculé des grandes étapes, il peut manquer sa carrière à tout jamais, exactement comme l’homme qui a peur de la vie.
-René Lévesque
En 1983, alors qu’il était à Londres, le philosophe économique québécois Gerald Allan Cohen écrivait, dans un essai qui a marqué l’analyse socio-économique, qu’une personne n’est pas libre si elle n’a aucune alternative qui n’est pas nettement pire que le l’action qui s’impose. En d’autres mots, même si une personne peut théoriquement choisir de se jeter librement dans une fosse aux lions, elle n’est pas vraiment libre de le faire… à moins que ça ne soit pour s’évader d’une situation nettement pire.
Pourquoi cette affirmation s’est révélée si influente? Parce qu’elle signifie que ceux qui sont déjà dans les pires situations ont plus d’options, vu que quand on est déjà dans une mauvaise situation, passer à une autre mauvaise situation n’est pas nettement pire.
Poussé à l’extrême, on pourrait arriver à la conclusion que les riches, étant dans une bonne situation, sont moins libres que les pauvres. Soyons clairs, je n’endosse pas cette conclusion dans son extrême. Mais considérez ceci.
Risquer son confort
Imaginons, si vous le voulez bien, Alice et Bérénice, qui veulent toutes deux être écrivaines. Elles savent bien qu’il est extrêmement risqué d’essayer de vivre de son écriture, que la majorité des gens qui s’y essayent échouent, et que le choix, tout compte fait, garantit une vie de pauvreté et de misère économique à moins d’être très talentueuses, en plus d’être très chanceuses.
Alice est, imaginons, gestionnaire de portefeuille dans un grand cabinet d’investissement. Elle y est relativement bien payée. Ceci lui permet de maintenir un train de vie aisé, une sécurité financière assurée, et un chemin vers une retraite confortable. Par contre, son travail vient avec un horaire chargé qui l’empêche de faire autre chose, comme écrire sérieusement.
La perspective d’abandonner sa situation pour se lancer dans l’écriture équivaut à quitter une vie sécuritaire pour un monde de privation et d’incertitude.
Bérénice, cependant, est caissière. Elle travaille deux emplois à temps partiel au salaire minimum avec un horaire variable qui occupe ses semaines sans jamais pouvoir être certaine qu’elle arrivera à combler ses fins de mois. Entre l’inflation, son loyer, et le prix du panier d’épicerie, la privation et l’incertitude, elle connaît ça. Ses dettes s’empilent plus vite qu’elle ne peut les payer. Elle arrive à la fin de chaque semaine trop brûlée pour envisager de faire autre chose.
Pour elle, quitter son train de vie actuel pour se mettre à l’écriture à temps plein, ça équivaut à passer d’une vie de privation et d’incertitude à une autre. Somme toute, sa situation ne serait pas nettement pire si elle tentait de devenir écrivaine qu’en continuant avec ses emplois actuels.
Des menottes dorées
Évidemment, ça serait profondément déconnecté de la réalité d’affirmer qu’Alice est réellement moins libre que Bérénice de tenter une carrière d’écrivaine. Alice est dans une situation enviable et il est certain qu’elle a des options que Bérénice n’a pas.
Mais l’humain n’est pas un être en tout point rationnel, et même s’il est évident de l’extérieur qu’Alice est dans une position privilégiée par rapport à Bérénice, on peut aussi comprendre qu’Alice, habituée à sa sécurité financière, soit nettement plus craintive de se risquer à vivre de sa plume que Bérénice.
On voit ce genre de phénomène partout.
Ceux dans la situation d’Alice, saisis par la même irrationalité, peuvent venir à se sentir moins libres, malgré leurs moyens supérieurs.
Je ne dis pas ça en pensant que les Alice de ce monde méritent un capital de sympathie additionnel (ah, la misère des riches!) par rapport aux Bérénice. Je le dis plutôt parce que des Alice, on en connaît tous. Combien d’entre-nous avons connu quelqu’un qui se lamentait de ne pas vivre la vie qu’il voulait quand, vu de l’extérieur, il en avait facilement les moyens, bien plus que plusieurs qui s’aventurent dans le risque sans filet? Et, souvent, une Alice, on en est peut-être un peu une nous-mêmes.
Le philosophe Cohen ne proposait pas d’avenue pour se libérer du sentiment de contrainte qui vient avec une situation actuelle plus enviable que les risques alternatifs. Mais sans avoir de réponse, je me demande si une situation sécuritaire au prix de son sentiment de liberté, c’est vraiment si enviable que ça?