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La musique, responsable de vos achats compulsifs?
Quelle est votre musique de prédilection lorsque vous magasinez vos souliers? Que vous soyez plus de type punk-rock (pour matcher vos Doc) ou classique-orchestral (pour danser dans vos ballerines), au Softmoc du centre Eaton de Montréal, on pense que c’est un doux mélange de RnB et de pop qui vous fera trouver chaussure à votre pied.
C’est ce que j’ai constaté par l’après-midi d’octobre où j’ai fait la tournée des boutiques du centre commercial. J’y ai trouvé non seulement des inspirations pour mes éventuels cadeaux de Noël (ça s’en vient plus vite qu’on pense), mais aussi une vaste variété de genres musicaux. De la musique souvent bien réfléchie servant inévitablement d’outil marketing pour les commerces, qui, ultimement, veulent vous faire dépenser.
La trame sonore de nos courses est généralement loin d’être laissée au hasard : ce serait mal connaître les fondations capitalistes de notre société axée sur l’hyperconsommation.
Selon une étude mandatée par Interac, 67 % des Canadien.ne.s font des « dépenses intentionnelles », c’est-à-dire qu’ils et elles réfléchissent à leurs achats avant de taper leur carte sur la machine. Le tiers restant comporte les acheteur.euse.s impulsif.ve.s : vous vous reconnaissez peut-être dans ce lot. Eh oui, vous vous en doutez, la musique que vous écoutez pendant votre magasinage peut influencer la façon dont vous dépensez, pour le meilleur ou pour le pire.
Les rouages du marketing musical
La musique incite à acheter, parce qu’elle vise à créer un sentiment de bien-être chez le ou la consommateur.trice. Et si on est heureux.se, on a tendance à dépenser plus compulsivement. Certains commerces en prennent avantage et préméditent une tactique sonore soigneusement adaptée à leur clientèle.
Le rythme joue un grand rôle dans ces techniques. Par exemple, l’utilisation d’une musique lente sert à garder des client.e.s dans le magasin, tandis qu’un rythme plus rapide, généralement réservé à des moments de fortes affluences, peut dépêcher la clientèle et stimuler les ventes. Mieux encore : parfois, les rythmes calmes sont diffusés uniquement dans l’emplacement du magasin où se trouvent les produits les plus coûteux afin que la clientèle y passe plus de temps.
Pour décider du genre musical à privilégier, les entreprises doivent avant tout déterminer leur public cible, car tous les groupes d’âge n’ont pas les mêmes goûts musicaux, et ne seront donc pas incités à acheter de la même manière. Ce sera à prendre en compte quand viendra le temps de faire une playlist pour un magasin : c’est là que l’industrie du marketing musical trouve son compte.
À l’écoute de la clientèle
L’industrie du marketing musical est déjà bien établie en Amérique du Nord : si bien que plusieurs entreprises en ont fait leur expertise. Par exemple, Stingray Affaires produit des listes de lecture spécialisées pour les commerces, selon l’ambiance qu’ils veulent offrir à leur clientèle. Même chose pour Soundtrack Your Brand ou Cloud Cover Music, qui proposent chacune des variations de ce service.
« L’offre de ces entreprises est intéressante car elles créent des playlists curatées pour l’ambiance, et tout l’aspect légal est déjà réglé », explique David Fuenzalida, spécialiste en marketing.
Selon la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN) un commerce a, sans licence préalable, « l’obligation d’obtenir la permission et de négocier une entente de licence avec chaque ayant droit de la musique [qu’il souhaite] faire jouer. »
En pratique, peu de magasins, surtout les cafés ou les boutiques indépendantes, respectent à la lettre cette loi. Souvent parce qu’ils courent peu de risque de poursuite ou simplement parce qu’ils ignorent qu’elle existe (vous irez demander à votre barista s’il a demandé à Taylor Swift s’il pouvait faire jouer Folklore). Cependant, ça reste illégal de diffuser de la musique sans en détenir les droits d’auteur, et les grandes entreprises, elles, le savent. C’est pourquoi la plupart font affaire avec des services de marketing musical professionnels.
Faire face à la musique
Parmi les quinze commerces visités pour mener cette enquête, seulement trois d’entre eux laissaient une liberté musicale presque totale à leurs employé.e.s.
Au centre Eaton, la sélection de boutiques est aussi diversifiée que les goûts musicaux des commis au comptoir de caisse. Malheureusement pour ces dernier.ère.s, ce sont rarement à eux et elles qu’on tend le aux du magasin pendant leur quart de travail. C’est généralement le siège social du commerce en question qui est chargé de la liste d’écoute de la journée, ont confirmé, souvent à regret, les employé.e.s du centre commercial.
Parmi les quinze commerces visités pour mener cette enquête, seulement trois d’entre eux laissaient une liberté musicale presque totale à leurs employé.e.s, sans trop de contraintes des supérieur.e.s. Les commis des magasins Urban Customz et Tour de jeu, spécialisés respectivement en sérigraphie et en jouets, ont même humblement estimé que leurs choix musicaux personnels permettaient d’attirer plus de gens en magasin. Mention notable pour la boutique de souvenirs du centre, dont le choix de faire jouer la radio parlée ne prenait manifestement racine dans aucune stratégie marketing.
Pour la plupart de celles et ceux qui à qui l’entreprise impose des listes de lecture spécifiques, la musique « fitte avec le vibe du magasin, pas avec celui des employés », m’ont confié les deux commis de la boutique Rudsak.
En effet, cinq répondant.e.s n’aimaient pas les listes de lecture proposées par l’entreprise (souvent créées par Stingray Affaires), contre quatre qui paraissaient l’apprécier. Trois semblaient indifférent.e.s à la trame sonore imposée. Dans cette catégorie, on compte une employée de Bell qui travaillait dans le silence de sa succursale pour les raisons de licences et de droits d’auteur énoncées plus haut. Mais si ce n’était que d’elle, ce serait du jazz ou du Lomepal qui accompagnerait l’achat de forfaits cellulaires de ses client.e.s.
Malgré tout, presque tou.te.s étaient d’accord sur un point : la musique de Noël peut attendre. Seule une employée n’était pas dégoûtée par la perspective du classique Michael Bublé au lendemain de l’Halloween. Les autres répondant.e.s ont espéré mi-novembre au pire (mi-décembre au mieux) ou pas de musique de Noël du tout (« Sauf si c’est Under the Mistletoe de Justin Bieber », a précisé une vendeuse du Garage – et franchement, qui peut la contredire?).
Le marketing, pas un ennemi
David Fuenzalida estime qu’il faut déconstruire l’idée que le marketing est inhéremment un mécanisme malveillant. La plupart du temps, comme c’est le cas pour la musique choisie par les commerces, c’est davantage « une expression honnête de la marque » pour améliorer l’expérience client, et non pour nous manipuler. « Il ne faut pas voir ça comme des tactiques à contourner : ça vaut la peine d’être alerte à ce qui se passe, mais plus en termes d’une réflexion sur si la musique s’adresse à nous », soutient l’expert.
Bref, pas besoin de magasiner avec des bouchons : des fois, tendre l’oreille pour prendre conscience qu’on apprécie ou pas la musique qui joue dans une boutique est juste, ultimement, un bon indicateur de si on fait partie de sa clientèle cible.
C’est peut-être mieux comme ça, au fond : si ce n’était que de Dimitra, employée au Bath and Body Works, ça serait du gros rock qui jouerait lorsque viendrait le temps de magasiner des chandelles. Pas super reposant ni cohérent avec le profil type de la clientèle, admet-elle. Heureusement, elle supporte l’ambiance très pop qui règne sur les bains moussants lavande-vanille-champagne et les gels douche au gâteau à la fraise.