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La grande revanche des métiers manuels
« Après cinq ans de job de bureau, je ne me sentais pas motivé pour deux cennes! »
C’est le genre de phrase que l’on entend de plus en plus. Il est vrai que les trois dernières années ont fait réaliser à bon nombre de gens à quel point leur emploi était futile et que leur vie de bureau était loin d’être aussi palpitante que ce que promettaient les photos libres de droits, sur le site d’embauche.
Désabusés face à des emplois qui menacent à tout moment de se faire automatiser ou qui ne cochent simplement plus les cases suffisantes pour être heureux, un nombre grandissant de personnes choisissent de troquer leur col blanc pour un col bleu.
Lorsqu’en juin 2021, après un peu plus d’un an de confinements successifs et alors que les premières vagues de vaccins anti-COVID commençaient à être administrées, le monde entier a assisté à ce que l’on a alors appelé la Grande Démission. La Chine, d’abord, fut la première à observer ce changement, où les jeunes adultes appelaient sur internet leur comparses à « quitter leur emploi et profiter de la vie ». L’Occident a suivi de près et le Québec est encore aux prises avec une pénurie de main d’œuvre.
Mais la plupart des jeunes qui ont quitté leurs emplois n’ont pas simplement arrêté de travailler : bon nombre d’entre eux se sont reconvertis et les métiers manuels ont particulièrement la cote dans cette démographique.
Retour du balancier pour des métiers longtemps sous-estimés? Ou pari que dans une ère de grande automatisation, le travail manuel devienne un vrai luxe?
Sortir de l’enfer du télétravail et gagner son ciel
Pour David, comme pour plusieurs, la pandémie et le télétravail lui ont fait revoir ses priorités. « Je travaillais au centre d’appels de CAA en télétravail et j’ai vraiment pas trippé. J’avais pris ce poste quelques semaines avant la pandémie, donc au départ je ne m’attendais pas à faire du télétravail. »
Ayant déjà trois ans d’expérience de bureau avant d’arriver chez CAA, et après un an et demi qu’il qualifie d’« enfer » à tenter d’aider les client.e.s par téléphone, David a trouvé la solution à son insatisfaction : ne plus être celui qui coordonne les remorqueurs, mais en devenir un!
« Aider le monde concrètement dans l’espace physique, c’est pas mal nice, ça aussi, explique le jeune remorqueur. Je suis un héros chaque jour! »
Notamment, il rapporte que c’est nettement plus motivant de voir le fruit de ses efforts, contrairement à la relation dépersonnalisée qu’il entretenait avec les client.e.s lorsqu’il travaillait en centre d’appels. La nature redondante d’un emploi en service à la clientèle le démotivait; il fallait qu’il aille se salir les mains.
« Ça fait 1 an et demi que j’ai fait le switch et pour moi, ça a vraiment tout changé du jour au lendemain. Notamment mon moral et mon organisation générale (nouvelle routine le matin, plus de préparation en fonction de la météo, lunchs, snacks, etc). Je ne retournerais pas à un job de bureau avant longtemps! »
Une tendance globale
Les emplois manuels, mais aussi des emplois qui furent longtemps stigmatisés, jouissent maintenant d’une nouvelle popularité. Ça s’explique en partie par le désir d’une vie plus active et emplie de sens et la frustration qui vient avec le quotidien en entreprise, mais aussi la nécessité sans cesse grandissante de gagner plus d’argent pour remédier à l’inflation.
« Aider le monde concrètement dans l’espace physique, c’est pas mal nice ! »
La construction, industrie importante à travers le pays, a enregistré une hausse d’emploi de 8.6 % entre janvier 2022 et 2023, accueillant ainsi près de 120 000 nouveaux travailleurs. Pour la plupart, ces emplois ont un avenir quasi assuré, des salaires très décents, des assurances collectives, sont syndiqués et offrent un plan de fond de pension. De plus, ils seront presque toujours en demande : même si les métiers les plus en vue restent majoritairement « intellectuels », on continue d’y retrouver des emplois qui, franchement, n’étaient pas très sexy jusqu’à récemment – comme infirmier, soudeur, chauffeur ou superviseur de chantier de construction.
De plus, les bons salaires et les horaires qu’offrent ce genre de métier peuvent être alléchants pour des gens créatifs qui souhaitent avoir une job à l’ancienne où l’on punch in et out, et où la charge mentale se termine du moment où l’on quitte le lieu de travail.
Lâcher prise pour trouver l’équilibre
Parfois, on peut aussi quitter un emploi qu’on aime passionnément pour retrouver une certaine stabilité, soit-elle dans sa vie professionnelle ou personnelle. Dave Lechasseur est bien connu dans le milieu montréalais pour ses commerces, dont le Savvy, un salon de barbier et de tatouage, et le Idle, un café-garage pour motocyclettes.
« C’est un placement sécuritaire et logique, selon moi : construire ne va jamais se démoder! »
Ayant été parmi les premiers à Montréal à rendre la profession de barbier attrayante pour toute une nouvelle génération de jeunes tatoués reconvertis de l’industrie de la restauration, ce fut une vague de choc (suivie de beaucoup d’encouragements et de compréhension) lorsque Dave a annoncé qu’il quittait ses fonctions. Depuis un peu moins d’un mois, il est maintenant apprenti-charpentier pour un groupe de construction.
« C’est un processus auquel je songe depuis environ un an. Je suis propriétaire de trois entreprises, mais j’ai aussi deux enfants. Et avec les business que j’ai, malheureusement, ça ne me permettait pas de passer du temps en famille, à la maison. Je travaillais de 7h le matin à 19 ou 20h le soir, et quand je rentrais, je continuais à travailler. Je commençais à me projeter dans le futur et je me disais que ce n’était pas vraiment bien que mes enfants rentrent de l’école et que je ne sois pas là pour les devoirs, les pratiques de hockey, de soccer, de baseball… Je ne voulais pas manquer l’opportunité d’avoir tout ce temps-là avec eux, alors j’ai décidé de faire un changement dans ma vie. »
Se reconvertir pour mieux revenir
Clairement, Dave savait déjà que c’était une bonne idée de se reconvertir dans le domaine de la construction puisqu’il a lui-même conseillé à plusieurs de ses clients de se lancer dans cette industrie, durant la pandémie.
« Tu peux rentrer par les bassins, directement. T’as pas besoin d’un DEP, tu peux te faire engager par une compagnie et acquérir tes compétences en travaillant. T’as un bon salaire, t’as un fond de pension, des assurances. Les horaires me conviennent mieux aussi, avec les enfants. Oui, je commence très tôt le matin, mais je termine en milieu d’après-midi. »
Pourtant, Dave rapporte ne pas avoir d’expérience dans le milieu de la construction, mis à part des rénovations mineures qu’il a effectuées chez lui comme projet de pandémie. Mais, comme tout bon entrepreneur, il voit cette nouvelle expérience comme étant une corde à ajouter à son arc.
« C’est un métier qui va me suivre partout, comme être barbier. Je peux me pointer n’importe où sur la planète demain avec une paire de ciseaux et redevenir barbier. Les métiers de la construction, c’est la même chose, ce sont des acquis qui vont rester avec toi pour toujours. C’est un placement sécuritaire et logique, selon moi : construire ne va jamais se démoder! »
Bon, c’est bien beau la stabilité et le temps libre, mais Dave avait auparavant un avantage qu’il perd, avec cette reconversion : ce n’est plus lui, le patron. Lorsque je le lui fais remarquer, il m’offre un rire de soulagement.
« Entre toi et moi, ça fait du bien! Gérer des employés, ça a ses lots de tracas et de problèmes. Mais ça vient aussi avec énormément de fierté et de bonheur. Mais comme n’importe quel propriétaire de business, ça devient parfois une garderie à gérer. Ça fait du bien de maintenant juste rentrer, faire la job qu’on attend de toi et pouvoir terminer sa journée. »