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La fois où j’ai démissionné sur un coup de tête
«C’était la fin de session, j’avais des travaux par-dessus la tête. J’avais peur de pas arriver et, en plus, il fallait que je fasse l’ouverture du café le lendemain matin. À 2h du matin, j’ai appelé mon boss et j’ai dit: “Je rentrerai pas, tu peux prendre ça comme ma démission.”»
Marie-Christine n’est jamais retournée au café où elle travaillait pendant ses études, sauf pour aller chercher son dernier chèque de paie.
Elle fait partie de ces employé·e·s qui quittent leur poste sans préavis, parfois même en plein milieu d’un quart de travail. Ce qui paraît souvent comme une décision irréfléchie et émotive est très souvent le résultat d’une accumulation de frustrations, des problèmes de gestion et même de mauvais traitements de la part de supérieur·e·s.
Alors que de nombreux secteurs vivent une pénurie de main-d’œuvre, ces histoires peuvent sans doute inspirer les employeurs qui veulent garder leurs effectifs.
«T’auras beau tout donner, t’es juste un numéro»
L’expression anglaise «rage quit» désigne généralement les mauvais·e·s perdant·e·s qui, dans un accès de colère, partent en plein milieu d’un jeu. Mais on l’utilise de plus en plus pour désigner des démissions spectaculaires et spontanées qui se multiplient sur les réseaux sociaux. Certain·e·s accrochent leur tablier et quittent, d’autres partent à la fin de leur quart pour ne plus jamais revenir.
«J’étais pas respectée et ça faisait plusieurs fois que j’en parlais et ça changeait pas. Donc, je leur ai donné le même niveau de respect. »
Pour Marie-Christine, c’était une question d’horaire: «À l’entrevue, j’ai dit que j’étais aux études et que j’avais seulement une quinzaine d’heures à donner par semaine. On m’a dit que c’était OK. Deux ou trois mois plus tard, le patron ne respectait pas du tout mes disponibilités, on n’arrêtait pas de me demander de rentrer des jours où je ne pouvais pas.» Malgré le fait qu’elle ait démissionné sans plan de rechange, elle n’a pas regretté de prioriser ses études.
Partir inopinément rend certainement la tâche des collègues et des gestionnaires plus difficile. Pour les personnes qui «rage quit», c’est une façon de traiter l’employeur de la même façon que celui-ci les a traitées.
Julie a quitté son emploi de gérante chez Couche-Tard sans préavis. L’idée de retourner à son travail lui causait des crises d’anxiété et avait un impact négatif sur sa santé mentale. «J’étais pas respectée et ça faisait plusieurs fois que j’en parlais et ça changeait pas. Donc, je leur ai donné le même niveau de respect. Je sais que je ne pourrais jamais retourner chez Couche-Tard, mais j’en dormais plus la nuit.» Elle ne regrette aucunement son geste, ayant rapidement passé à un service d’extermination, où elle a trouvé son compte. «J’ai compris que t’auras beau tout donner à une compagnie, tu restes juste un numéro», conclut-elle.
La «grande démission»
Dur d’ignorer toutes les pancartes «nous embauchons» dans les vitrines des commerces. On a nommé le phénomène la «grande démission», ou Great Resignation pour nos voisins du Sud, où quatre millions de personnes ont donné leur démission en avril seulement.
«Y a une pénurie dans mon domaine, pourtant les patrons ne comprennent pas que maintenant, c’est nous qui avons le gros bout du bâton.»
Pour beaucoup, la pandémie a offert un moment pour prendre du recul par rapport à leur emploi et à leurs priorités. Dans un contexte où les travailleur·se·s peuvent facilement aller voir ailleurs, iels sont moins enclin·e·s à accepter de mauvaises conditions et des environnements toxiques.
C’est ce qui est récemment arrivé à Antoine, un travailleur de la construction. Des difficultés avec son patron lui ont fait perdre patience en plein milieu d’un chantier. «On n’était d’accord sur rien, je le reprenais toujours quand il faisait des commentaires racistes ou transphobes. Ça faisait qu’il ne m’aimait pas la face, même si je suis compétent», raconte-t-il.
Un jour où il travaillait avec un collègue, il a surpris une conversation entre ce dernier et son patron. «On écoutait de la musique de son cellulaire, donc quand il a reçu un appel, ça a passé sur le haut-parleur. C’était le boss qui lui demandait de venir aider. Mon collègue a dit: “Je vais envoyer Antoine, il est pas loin.” Là le boss commence à parler en mal de moi, dire que je travaille mal, que je fais de la marde, mais j’entendais tout. Quand il est venu me voir plus tard pour que je fasse sa job à sa place pour qu’il puisse partir plus tôt, j’ai pris mes outils et je suis parti.»
À peine était-il sorti du chantier, il a reçu cinq offres pour des emplois. «Y a une pénurie dans mon domaine, pourtant les patrons ne comprennent pas que maintenant, c’est nous qui avons le gros bout du bâton.»
La pandémie a mis en lumière que les emplois précaires et payés au salaire minimum sont pour la plupart essentiels. Malgré cela, les conditions n’ont pas vraiment changé.
Bien que cela se passe dans des emplois hautement qualifiés, ce sont surtout les postes au salaire minimum qui semblent occasionner le plus de départs intempestifs. C’est le cas de Simone, qui a abandonné soudainement son emploi à la Ronde après sa première journée de travail. Elle avoue que cette expérience ne l’a pas enthousiasmé par rapport à ce qui l’attend sur le marché du travail: «Les employés au salaire minimum ne valent presque rien aux yeux des clients et des employeurs. Ceux qui sont pris à travailler au salaire minimum sont dans une situation précaire et n’ont pas beaucoup d’autres choix de travail sinon. Ça devrait être une raison de mieux nous protéger, mais pour l’employeur, ça devient une raison pour faire endurer n’importe quoi à leurs employés.»
La pandémie a mis en lumière que les emplois précaires et payés au salaire minimum sont pour la plupart essentiels. Malgré cela, les conditions n’ont pas vraiment changé.
Partir par principe
Une démission spontanée peut aussi être un geste qui dépasse sa personne dans l’espoir de faire changer les choses, ne serait-ce qu’un petit peu. Laïma se rappelle du moment où elle et ses collègues ont toutes démissionné en même temps comme on se remémore la scène d’un film: «Je travaillais dans une boulangerie depuis quelques mois. J’aimais beaucoup la job et mes collègues, mais la gérante nous pourrissait la vie. Comme c’était la fille du propriétaire, on n’avait aucun recours. Un jour, l’employée la plus expérimentée lui a tenu tête et le propriétaire a réagi en menaçant de la renvoyer. On l’a appris pendant notre shift et on a démissionné en bloc. On a appelé le patron et on a dit : “On s’en va.” Il est arrivé pendant qu’on s’en allait et nous a poursuivies dans la rue en nous traitant de tous les noms.»
Sous l’effet de l’adrénaline, Laïma a eu besoin d’un moment pour réaliser ce qu’elle avait fait. «J’étais tellement galvanisée! On était parties pour une cause noble toutes ensemble, c’était beau. Après ça, je me suis dit “shit, j’ai un appartement à payer moi.” Heureusement, je me suis rapidement retrouvé un emploi. Ça m’a fait réaliser qu’on pouvait être solidaires entre employé·e·s pour se tenir contre le boss. Ça prouve aussi comment un élément problématique peut envenimer un climat de travail.»
«Ça m’a prouvé que c’était possible de s’organiser, même sans syndicat ou canal officiel. On peut se rassembler, échanger et trouver le moyen de se rebeller face à l’injustice. »
Joseph a de l’expérience en démission spontanée. À trois reprises, il est parti sans préavis. Dans tous les cas, son départ faisait suite à une accumulation de mauvaises conditions de travail qui avaient été ignorées par l’employeur. La première fois qu’il a décidé de tout lâcher, il travaillait dans un camp de vacances. «Tout l’été, ç’a été la merde. Je devais remplacer mon coordinateur pendant ses vacances, mais la veille de son départ, j’ai fait fuck it. Je ne pouvais pas m’asseoir à la table des gens responsables de nos mauvaises conditions. J’ai rangé tout mon stock, pris mon char et je suis parti.»
Son départ n’est pas passé inaperçu. Quelques jours plus tard, Joseph a commencé à recevoir des appels de ses collègues. «Ç’a été comme un wake-up call pour elleux. Iels ont commencé à se réunir pour mettre en commun leurs expériences et s’organiser pour exiger de meilleures conditions de travail.» Avec le recul, même s’il devait se retrouver un emploi en vitesse, Joseph ne regrette aucun «rage quit»: «Ce n’est peut-être pas la meilleure façon de protester, mais c’était mon dernier recours en tant que travailleur interchangeable. Ça m’a prouvé que c’était possible de s’organiser, même sans syndicat ou canal officiel. On peut se rassembler, échanger et trouver le moyen de se rebeller face à l’injustice. Depuis, j’ai eu des boss qui nous traitaient comme des humains et pas comme des sous-fifres et ça fait toute la différence.»