.jpg)
La business des restos: pourquoi se lancer là-dedans quand c’est si précaire?
Il ne fait pas de doute, au Québec, on aime bien manger et on s’excite facilement lors de l’ouverture de nouveaux établissements. Ricardo occupe une place toute particulière dans le cœur des Québécois et ce n’est pas pour rien qu’Anthony Bourdain était autant en amour avec Montréal. Il y a quelque chose de très épicurien dans notre rapport à la gastronomie et à la restauration dans la province.
Mais, on le voit actuellement, ouvrir un resto et le faire fonctionner, ça comporte tout un lot de défis. C’est déjà difficile en temps normal, imaginez avec une pandémie dans les pattes. Avec la crise actuelle, de nombreux établissements fonctionnent au ralenti, offrent la livraison plutôt que le service en salle à manger ou mettent carrément la clé sous la porte.
Survivre
«Je ne suis pas un contrôle freak, mais j’suis un gars qui aime ça trouver des solutions, pis là, présentement, j’en ai pas de solutions», me dit Stefano Faita des restaurants Impasto, Gema, Chez Tousignant et Vesta, que j’ai recontacté quelques semaines après notre première discussion étant donné l’impact incroyable de la pandémie COVID-19 sur le monde la restauration.
«Je viens de mettre à pied temporairement le trois quarts de mon staff. Ça me fait mal au cœur. J’ai fait l’annonce hier, et je me sentais tellement mal.»
«Je viens de mettre à pied temporairement le trois quarts de mon staff. Ça me fait mal au cœur. J’ai fait l’annonce hier, et je me sentais tellement mal. Je ne sais pas quoi faire, mais comme David McMillan [du groupe Joe Beef] l’a dit, on est des leaders dans nos commerces et on pense à nos employés en premier. Objectivement, comment peut-on les laisser travailler dans les conditions actuelles? Ça ne marche pas non plus, t’sais!», poursuit-il.
Pour le moment, le restaurateur offre les services de livraison et pour emporter dans les restaurants Gema, Vesta et Chez Tousignant. Il reste attentif à l’évolution de la situation pour trancher sur les décisions qui seront certainement difficiles à prendre dans les prochaines semaines.
Plus que jamais, le monde la restauration se retrouve dans une situation extrêmement précaire (comme s’il ne l’était pas en permanence). Mais comment ces restaurateurs font-ils pour garder le cap? J’en ai parlé avec Stefano Faita, Mitche Des du restaurant Le Lucie (aujourd’hui fermé) et Alexandre Mercho de chez Roch Le Coq afin de mieux comprendre pourquoi on se lance dans le vide en sachant que cette aventure est tellement incertaine.
Faire sa place dans le domaine
C’est pas nouveau, au Québec c’est plutôt difficile de perdurer comme restaurateur. Selon l’Association Restauration Québec, sept restaurants sur 10 ferment après cinq ans. Et la compétition est très élevée. Avec quelque 21 000 établissements de restauration commerciale au Québec, il faut se lever de bonne heure pour espérer un tant soit peu se faire remarquer parmi les nombreux restos.
«Tout le monde me disait: “Tu vas voir, ça prend trois ou quatre ans minimum avant de commencer à faire des sous”», m’explique Alexandre Mercho qui a lancé Roch Le Coq, un restaurant de poulet frit, en compagnie de son meilleur ami (et chef!) Oussama Ben Tanfous et trois autres partenaires, en août 2019.
«Après que tu passes le cap du cinq ans et que tu es encore solide, le nouveau défi, c’est d’être capable de se renouveler. Il faut toujours être au goût du jour. Il faut faire de la recherche et développement», m’explique pour sa part Stefano Faita, qui semble avoir trouvé une recette gagnante avec ses nombreux restos, ouverts en partenariat avec le chef Michele Forgione, qui est aussi collègue depuis sept ans.
Toutefois, survivre cinq années n’est pas la règle d’or pour perdurer dans le domaine. Mitche Des, ancienne chef et propriétaire du restaurant Le Lucie, s’est malheureusement vu contrainte de mettre la clé sous la porte en 2019 pour des circonstances hors de son contrôle. La propriétaire de l’immeuble qui hébergeait le restaurant a mis fin au bail de la chef et elle a vendu l’immeuble. Le nouvel acheteur a quant à lui décider de gérer le restaurant lui-même.
Elle avait pourtant passé le cap des cinq années comme restauratrice, en comptant son expérience précédente avec le Chien rose, qui a ouvert ses portes en 2012. On dirait qu’on ne peut rien tenir pour acquis dans le domaine.
Un rêve?
Mitche Des n’avait pas comme rêve d’avoir son propre restaurant, mais l’opportunité s’est présentée et elle l’a prise : «C’est arrivé de même!»
Celle qui est retournée aux études s’ennuie toutefois de la liberté de création qu’elle s’est offerte pendant son temps à la tête d’un restaurant. «On donnait des thèmes parfois vraiment loufoques à nos menus et ça me manque. Ça me manque d’être maître de mes règles. Que je ne suive pas les règles de personnes. Ça, j’ai vraiment aimé ça!»
Est-ce qu’elle recommencerait l’expérience? «Il faut jamais dire jamais, mais pour vrai, non! Je n’ai pas envie pour l’instant, mais je peux pas dire jamais.»
Même scénario du côté d’Alexandre et Oussama de chez Roch Le Coq qui étaient très conscients de la précarité du domaine.
«À force d’en parler, on se disait que les deux on travaillait vraiment beaucoup d’heures pour autre chose que nous-mêmes et qu’on pourrait peut-être travailler beaucoup d’heures pour nous, justement.»
«Ce n’est pas le rêve plus que l’idée de travailler pour nous qui nous a motivés. À force d’en parler, on se disait que les deux on travaillait vraiment beaucoup d’heures pour autre chose que nous-mêmes et qu’on pourrait peut-être travailler beaucoup d’heures pour nous, justement. On s’est dit qu’on allait au moins l’essayer.»
De son côté, Stefano Faita avait besoin d’un autre défi qui le mènerait ailleurs. Celui qui travaillait depuis plusieurs années dans le commerce familial voyait dans l’ouverture d’un restaurant la possibilité de s’émanciper. «J’avais toujours en tête, depuis un jeune âge, d’ouvrir un restaurant, mais je le savais très bien que je ne pouvais pas faire ça seul.»
La passion
On parle beaucoup de passion dans le monde du travail. Le terme est remâché, mais quand on regarde les statistiques sur la précarité du domaine, la passion est visiblement nécessaire pour pouvoir y survivre, mais est-ce assez?
«C’est pas assez!, me lance tout de go Stefano. On me demandait en entrevue quelle était la recette de mon succès. La seule affaire que j’ai répondue a été “le travail”. Point à la ligne. Si tu veux pas travailler, forget it. You can be the most passionate person in the world, it doesn’t work. Il n’y en a pas de secret!»
«Du tout, me répond à son tour Mitche. Tu peux pas ouvrir un resto parce que t’aimes recevoir le monde.»
«En restauration, tu dois avoir des skills dans toutes les sphères de ton resto. Il faut que tu comprennes la réalité d’être un plongeur, un serveur et un chef. Il faut avoir des bases en marketing, en comptabilité. Il faut comprendre comment gérer des humains. Ça prend tout ça (et encore plus), pour que ça fonctionne», poursuit-elle.
Alexandre est du même avis. « Il faut que tu comprennes que tu vas travailler 60-70-80 heures par semaine. Ça va être difficile et il n’y a rien qui va marcher comme prévu. Ça fait partie d’être capable de s’ouvrir une business finalement.
Pour la suite des choses
Ouvrir des restos qui fonctionnent n’est pas une tâche impossible, malgré la précarité du domaine. Un total de 257 restaurants ont fait faillite au Québec en 2018, soit légèrement moins qu’en 2017, mais tout de même la plus forte proportion au pays. Vous comprendrez que cette tendance à la baisse risque de prendre le bord avec la réalité à laquelle font face nos restaurateurs préférés actuellement.
Stefano Faita s’oblige à rester positif et ne souhaite que le meilleur pour les gens œuvrant dans le domaine. «On va s’en sortir! On n’a pas le choix! Maintenant, on se souhaite juste que les mesures prises par nos gouvernements permettront à la courbe de contagion de s’aplatir pour qu’on puisse éventuellement stabiliser tout ça.»
Plus que jamais, les chefs d’aujourd’hui se doivent de porter bien plus que le chapeau de cuisinier (qu’on voit juste dans les films, mais vous comprenez l’image!) et le défi de rester à l’avant-plan des tendances sera toujours aussi grand pour ces derniers, surtout dans la prochaine «capitale gastronomique de l’Amérique du Nord».
Le temps nous dira comment la situation évoluera dans les prochaines semaines, mais pour reprendre les termes de Stefano, nous souhaitons «une christie de belle saison estivale» à tous les restaurateurs québécois.
D’ici là, plusieurs initiatives s’offrent à vous pour donner un p’tit coup de pouce aux humains qui oeuvraient pour vos restaurants favoris. Prenez le temps de consulter les initiatives de livraison ou de bouffe à emporter mises en place par les restaurants, une grande majorité d’entre eux s’acharnent pour vous offrir leurs services.
Afin d’apporter une aide financière d’urgence aux employés du secteur de la restauration se retrouvant sans travail pour une durée indéterminée, le Fonds de secours des travailleurs de la restauration a été créé. Vous pouvez visiter la page GoFundMe du Fonds pour soutenir l’initiative.