Kick, la plateforme qui veut botter le derrière de Twitch

Pendant la saison 2022-2023, Connor McDavid, le meilleur joueur de la LNH, a empoché un salaire de 12 millions $ US. Maintenant, prenez ce montant non négligeable et multipliez-le par quatre; c’est ce que Kick a offert au streameur québécois Félix « xQc » Lengyel pour qu’il rejoigne les rangs de cette plateforme qui tente par tous les moyens de déstabiliser Twitch – soit le site de streaming le plus populaire au monde, pour celles et ceux qui sont complètement déconnecté.e.s de l’univers du gaming.

Au total, xQc devrait empocher 100 millions $ US sur deux ans, selon ce qu’on a appris la semaine passée. Le lendemain, une autre vedette, la streameuse Kaitlyn « Amouranth » Siragusa, a annoncé qu’elle se joignait aussi à Kick; on ne connaît toutefois pas les détails du contrat.

Selon le chef de produit de Kick, un million de personnes ont créé un compte sur le site dans les 24 heures qui ont suivi l’embauche de xQc. L’auteur de ces lignes fait partie du nombre. C’était un moment « Call Me Maybe » pour Kick qui, en l’espace d’une journée, est passé de parfait inconnu à célébrité instantanée.

Twitch est bien établi, est backé par la machine Amazon et demeure à ce jour la plateforme la plus fréquentée. Alors pourquoi prendre le risque de laisser tomber la communauté qu’on s’y est créée pour rejoindre un concurrent méconnu? On a demandé à deux Québécoises.

Sur le stream de Roxy, on la voit jouer à Call of Duty Warzone et à d’autres jeux. Elle fait aussi des « Just Chatting », un format très populaire où les créateur.rice.s discutent avec leur public. Mais après trois ans et demi sur Twitch, elle est passée à Kick il y a quelques semaines.

« En premier, c’est vraiment le côté monétaire, admet la Montréalaise de 27 ans. Sur Kick, tu reçois 95 % des subs [le montant payé par les gens qui s’abonnent à une chaîne]. » En comparaison, la vaste majorité des « partenaires » Twitch ne touchent que 50 % des subs.

Ainsi, le 1 000 à 1 500 $ US qu’elle touchait en moyenne sur Twitch pourrait presque doubler si elle réussit à obtenir le même auditoire sur Kick.

Pour Alexe « Alee » Boucher, 31 ans, la motivation principale pour migrer vers Kick est similaire. Elle ajoute qu’elle aimait l’idée de « repartir à zéro ». « Fin mars, début avril, j’ai juste essayé un live et j’ai tripé, j’ai eu une belle soirée. » Pour elle, c’est important : elle est mère à la maison et Kick est surtout un passe-temps pour occuper ses journées.

(Petite anecdote rigolote : quand j’ai envoyé un courriel pour proposer à Alee une entrevue, je regardais d’un œil son stream. En recevant mon message, elle a discuté avec ses abonné.e.s de la perspective d’être interviewée : « Je suis hyped, mais stressée! »)

Au final, presque la totalité de sa « commu Twitch » l’a suivie sur Kick; pour « repartir à zéro », on repassera, mais elle ne semble pas regretter d’avoir 80 à 85 personnes qui la regardent en direct.

En plus de donner 4,75 $ de chaque abonnement de 5 $ à ses partenaires, Kick a récemment annoncé un programme qui offrirait un salaire horaire (!) aux gens qui diffusent sur son site et qui respectent certaines conditions d’assiduité. La rumeur veut que ce salaire soit de 16 $ US par heure (21 $ par chez nous). Ça ressemble drôlement au salaire médian au Canada. Mais ce n’est pas encore fait; ce plan a surtout été mis de l’avant par Trainwreck, la première vedette qui a rejoint Kick, mais n’est pas encore en application.

Elle a toujours gardé un emploi à temps partiel à cause de l’instabilité des revenus, une situation qui touche beaucoup de streameur.s.es.

Mais toutes ces promesses nous amènent à une deuxième question…

Si la plateforme ne retire presque rien des abonnements, comment Kick peut fonctionner et être rentable? On ne sait pas vraiment, mais certain.e.s ont leur petite idée.

Ed Craven, l’un des fondateurs du casino en ligne Stake.com, est de ceux qui ont investi dans le projet. Non seulement ça indique qu’au moins une personne avec beaucoup de moyens a délié les cordons de sa bourse pour Kick, mais ça porte beaucoup de gens à croire que Kick est bénéfique pour Stake, et vice-versa.

En 2022, Twitch a interdit les streams qui diffusaient des jeux de hasard provenant de sites non américains. Kick n’a pas adopté cette règle et plusieurs de ces jeux sont depuis hébergés par Stake.com, certains figurant parmi les plus populaires du site. « Ils ont pris de gros pions de Twitch [qui jouaient à des jeux de casino, comme Trainwreck] pour venir sur Kick. Ça fait ouvrir des comptes, ça fait voir la plateforme », croit Roxy.

Mais les jeux de hasard ne sont pas appréciés de tou.te.s. « L’argent que la plateforme se fait avec [le casino] en ligne, ça refroidit des gens », admet Alee. Pour sa part, elle ne veut pas faire la promotion de ces activités, mais ne veut pas non plus bouder Kick pour cette unique raison.

Malgré la synergie entre les jeux de hasard et Kick, beaucoup de personnes croient que le modèle d’affaires ne fonctionne juste pas. Markus « djWHEAT » Graham, un commentateur de e-sports, a dit en décembre que Kick est « une imposture ». Mais bon, il a travaillé 10 ans pour Twitch, notamment dans un important poste de direction, alors son avis n’est peut-être pas tout à fait objectif.

À part pour ce qui concerne le gambling, les règles de ce qui peut être montré ou pas sur Kick ressemblent pas mal à celles de son rival. On encourage la liberté d’expression tout en interdisant les discours haineux; il est prohibé de présenter des émissions de télé ou de diffuser de la musique protégée par des droits d’auteur; le contenu pornographique est aussi banni.

La différence, pour l’instant, semble être dans la capacité de Kick à faire respecter ces règles. « Il y a quelques semaines, je regardais un stream dans la catégorie “Pools, Hot Tubs and Beaches” [en gros, des créateur.trice.s qui se présentent à leur public en petite tenue, sans toutefois être complètement nu.e.s]. Il y avait une fille qui, dès qu’elle avait cinq nouveaux abonnements, enlevait son top et restait topless quelques minutes! », raconte Alee.

« Moi, personnellement, ça ne me dérange pas ce contenu-là, mais ce n’est pas tout le monde qui voudrait que leurs enfants tombent là-dessus », poursuit-elle. Je n’ai pas besoin de sonder les parents qui travaillent chez URBANIA pour savoir qu’elle a probablement raison.

Avec ses lives en bikini dans des spas et ses performances ASMR, la créatrice texane a souvent forcé Twitch à clarifier ou ajuster ses règlements. Elle a d’ailleurs été suspendue sept fois pour des raisons parfois un peu nébuleuses.

Roxy renchérit. « Au début, il y avait vraiment du XXX sur Kick. Il y avait beaucoup de laisser-aller et moins de modération. Dans les commentaires sur mon stream aussi, il y avait beaucoup de choses sur mon physique, [des choses] qu’on ne lit pas sur Twitch. »

Selon le site spécialisé DoT Esports, un utilisateur de Kick aurait aussi diffusé le Super Bowl illégalement sur la plateforme, en février dernier. Le 13 avril, en réaction à plusieurs controverses, Kick a dit vouloir resserrer sa modération.

Au-delà des questions monétaires, plusieurs des personnes ayant quitté Twitch ont dit être fâchées contre cette plateforme plus grande que nature.

Au sujet des conditions d’utilisation, Trainwreck a déclaré, quand il est arrivé sur Kick, en avoir assez des « règles ambiguës » de Twitch qui mèneraient à des bannissements arbitraires. xQc et Amouranth ont d’ailleurs tous deux déjà été bannis pour de courtes périodes par le bébé d’Amazon.

Trainwreck a aussi reproché au géant d’avoir bâti un empire « sur notre dos ». Roxy et Alee sont d’accord : la séparation 50/50 des revenus sur Twitch n’est pas assez généreuse et le nouveau programme « Partner Plus », qui permettrait de toucher 70 % de ses « subs », est accessible seulement à l’élite des streameurs. En effet, des estimations démontrent que seulement 2,5 % des partenaires sont assez populaires pour pouvoir se prévaloir de cette séparation avantageuse des revenus.

« Ils font comme s’ils nous donnaient un cadeau, mais c’est un peu de la bullshit », commente Alee dans un franc-parler que je découvre de plus en plus à mesure que l’entrevue avance. « Vous êtes la plateforme la plus utilisée, faites-moi pas croire que vous ne pouvez pas donner plus. »

Roxy aurait aimé avoir plus de visibilité sur Twitch en apparaissant sur la page d’accueil, par exemple, mais ça ne lui est jamais arrivé malgré ses démarches en ce sens. Sur Kick, elle dit que sa chaîne bénéficie d’une meilleure promotion. Va-t-elle toutefois continuer d’être promue au fur et à mesure que la plateforme grossira? Seul le temps nous le dira.

Bien que Facebook et YouTube soient des joueurs non négligeables dans l’industrie du streaming, Twitch domine le marché et est vraiment la marque à laquelle on pense en premier. S’attaquer à cette domination est un grand défi pour Kick qui voudrait éviter le sort de Mixer, la plateforme de Microsoft qui a fermé ses portes en 2020 parce qu’elle n’était pas capable de rivaliser et de grossir suffisamment ses opérations.

Bref, comme Carly Rae Jepsen qui, 11 ans après son premier hit, sera cette année sur les scènes de Lollapalooza et d’Osheaga, est-ce que Kick va poursuivre sur la voie du succès?

C’est donc le jeu des prédictions. Quand je leur ai demandé si elles pensaient que le futur était rose pour Kick, j’ai promis à mes deux interlocutrices qu’elles n’étaient pas tenues d’avoir raison.

« [Le fait que xQc et Amouranth] ont rejoint, ça montre l’espoir qu’il y a dans cette plateforme. Ça va continuer à en attirer d’autres », croit Roxy. Le fait que Kick ressemble (tellement que c’en est presque louche) à Twitch pourrait également faciliter la transition des utilisateur.trice.s, estime-t-elle.

Alee aussi voit les choses d’un bon œil, pour l’instant. « Je suis quand même assez optimiste. Je suis juste contente que Twitch ait un compétiteur et j’espère que ça va marcher. »