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Malgré les années, on a encore un following! La vingtaine de personnes qui dansent juste devant la scène, qui scandent nos paroles et qui nous ont sans doute déjà vus plusieurs fois, dans le jargon du rock, ça s’appelle un following. Évidemment, c’est en anglais. Si je faisais du baroque, ce serait en italien : on jouerait des scherzos avec des scordaturas sur nos violons.

Mais dans le rock, on balance des riffs sur nos guitares en dropped-D, après que le roadie a fait les soundcheck. Mon préféré de ces mots d’initiés, c’est le rider : ce qu’on donne au groupe comme gratification, autre que l’argent. Dans les mythes du rock, y a des riders célèbres : des bols de smarties exclusivement rouges, des chambres d’hôtel avec spa, des cuisiniers trois étoiles en coulisses…

Mais pour un groupe de surf-garage comme nous, qui fait une tournée réunion après quelques années d’oubli – trois villes en trois soirs! –, le rider c’est une caisse de 24 dans la loge. Faut en profiter, parce que c’est pas pour l’argent qu’on vient ici. Même si, avec notre following, le bar est plein, le pourcentage sur les entrées devrait nous rapporter une trentaine de piasses.

Grosse soirée!

***

“Papa, c’était le fun ton spectacle?”

Il est 7 h du matin. Je me suis couché passé 3 h.

“Papa, je veux des crêpes!”

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…couché passé 3 h, après avoir bu tout le rider, et plus des trois quarts de mon cachet. (Trois quarts de 39 $, ça fait combien?) Les vieilles habitudes de tournée sont vite revenues. Sauf qu’à l’époque de notre âge d’or, j’avais pas d’enfant qui tirait sur mes draps en plein lendemain de veille. Je me lève, ardûment, et une question se précise dans ma tête : se faire réveiller par son fils à 7 h du matin, est-ce que c’est déjà arrivé à Jimi Hendrix?

***

“Je t’avais dit de pas prendre le chemin Ste-Foy.”

Le deuxième spectacle a lieu à Québec, où habitent mes parents. Dans la voiture de mon père, tandis qu’il s’obstine avec ma mère sur le chemin à prendre, je réconforte mes enfants.

“Dans deux jours, je serai revenu. Et vous allez vous amuser avec grand-maman et grand-papa.” Leur mère travaille à l’extérieur cette semaine, la meilleure chose était de les amener à Québec et de les laisser chez mes parents. À 6 et 7 ans, c’est quand même gros.

– Tu vas penser à moi pendant tes spectacles?

– Promis, je penserai à vous en jouant le Monkix.

C’est un de nos hits, la chanson préférée de ma fille.

– Lundi je reviens vous chercher.

– Et j’aurais dû passer par où, sinon?

Mon père est au volant.

– Sûrement pas par René-Lévesque!

Ma mère soupire.

– Ben non! T’aurais dû descendre tout de suite sur Charest!

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Je mime leur chicane en regardant mon fils. Ça le fait rire. Au moins on va se quitter en souriant.

L’auto arrive sur St-Joseph. Je remercie mes parents qui débattent déjà du trajet de retour, je fais un câlin à ma fille, à mon fils, et alors que sur le trottoir je regarde la Yaris s’éloigner, je sens enfin la fébrilité du show m’envahir. Mais je me demande : devoir quêter un lift à ses parents, devoir faire un câlin à deux enfants tristes avant d’aller faire danser une salle survoltée, est-ce que c’est déjà arrivé à Joe Strummer?

***

Tout le bar danse. Un long ruban qui ondule.

À Québec, où nous habitions à l’époque, mon groupe a balancé jadis quelques spectacles mémorables. Ici, on a un vrai following. Encore plus qu’à Montréal. Y a pas que ma fille qui aime le Monkix. Quand on lance le riff, c’est tout le bar qui réagit.

Je suis discret sur scène. La foule m’intimide. Je me cache derrière ma basse. Une grosse Rickenbacker noir et blanc, la même que Lemmy, un modèle furieux, légendaire, qui contredit ma gêne. Quand je l’enfile, quand je frappe dessus, c’est comme le marteau d’Odin qui lance des éclairs. Mais un Odin timide, qui rougit facilement et qui foudroie sans déranger.

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Ce soir, pourtant, je souris. Parce que la foule danse, parce qu’on a retrouvé notre public, parce que ça fait longtemps que je suis monté sur une scène et même pour un timide, qu’est-ce que c’est bon! Je souris aussi parce que j’ai promis de penser à mes enfants pendant le Monkix. Alors je ferme les yeux, et je les imagine sur scène avec moi, à improviser une de leurs danses. Je ne compte plus les temps : je me laisse aller à les sentir. Ça vibre grave dans les moniteurs. En phase avec la batterie. Je suis bon soudain! Confiant. Meilleur que d’habitude. La guitare suit. Ça groove. Je danse/j’écoute/je pense à mes enfants/je souris/je danse…

Juste avant la finale, j’ouvre les yeux. Je balance un dernier gros mi sale. J’y mets du trémolo tout ce que je peux. La foule crie. Sur scène on se regarde, satisfaits : c’en était une bonne. Je fais un clin d’œil à la foule, et je me demande : penser à sa fille de 6 ans pour être plus tight, est-ce que c’est déjà arrivé à Lemmy?

***

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Dernier spectacle : Dolbeau. Il est trois heures quand on arrive. Après les spectacles de Montréal, puis de Québec, je suis en double lendemain de veille. En fait, tout le monde – les membres de mon groupe, de l’autre groupe – est en double lendemain de veille… On essaie de se faire un baby-foot, mais même les bonshommes de plastique ont mal à la tête. Je me taperais bien une sieste. Finalement, complètement désœuvrés, on choisit la solution la plus simple et on entame le rider dès quatre heures…

À neuf heures, le bar est plein… et nous aussi! Mais – je le comprends vite – la foule ne souhaite pas nécessairement nous voir. Ça danse à l’avant, ça s’amuse certes, mais je parlerais pas de following. Pantoute! Le Monkix passe dans le beurre, et ainsi de tous nos hits. Entre Full frette et Le loup myope, j’entends, dans le fond de la salle, un groupe qui chante “Bonne fête Jean-Pierre”.

Je dirais pas qu’on a l’écoute qu’on mérite…

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Pourtant, sans qu’on le demande, des shooters nous sont livrés sur scène, et la foule encourage les cul-sec. Ça tangue franchement. On traverse les dernières chansons comme on peut, on remercie, et on sort de scène. Dans la loge, le rider vient d’être allongé : une autre 24 est apparue…

***

Le lendemain, pas de spectacle. Le plan est de se lever tard, de rouler tranquillement jusqu’à Québec. Puis je récupère mes enfants et je retourne à Montréal.

Mais.

Le téléphone sonne. Ça doit faire 4 appels qui sonnent bredouille avant que je réponde. Je vois l’heure : 7 h 15.

– Tu dormais-tu?

C’est la mère de mes enfants. Qui rit.

– Tu te souviens que les enfants vont chez le dentiste à 15 h tantôt?

Les enfants.

Chez le dentiste.

À 15 h.

– Tu veux dire à Montréal?

Un long silence. Du désarroi.

– Tu veux dire qu’il faut que je sois revenu à Montréal à 15 h?

– Oui.

– Je suis à Dolbeau!

– Bonne journée!

Elle raccroche. En riant.

Ça cogne soudain, dans ma tête. J’essaie de remettre mes morceaux en place.

– Les gars…

Les trois autres ronflent.

– S’cusez les gars, faudrait se lever.

Silence.

– Les gars, y a un changement de programme…

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En repartant de l’Étape, j’ai finalement réussi à formuler la question qui me taraudait depuis Dolbeau : est-ce que c’est déjà arrivé, le dentiste à 15 h, à Iggy Pop?

Manuel, Invité des RoseMomz

***

Pour lire un autre texte des RoseMomz : “Ma mère, ma fille et moi”

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