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«J’étais plus capable»: des psychologues quittent le réseau public pour pratiquer au privé
« C’était une question de survie que de quitter ce milieu. » Le psychologue David Smolak exerçait dans le réseau de santé public jusqu’à l’année dernière. Lorsqu’il a commencé, il travaillait en équipe avec neuf autres collègues psychologues.
Mais les choses ont bien vite changé au cours de ses trois années dans le milieu. Un à un, les soldats maîtres en soin de santé mentale ont commencé à tomber au bureau. S’ils ne quittaient pas de leur propre gré, quelques-uns se retrouvaient coincés entre les griffes du burnout.
David Smolak l’a échappé de justesse.
Pourtant, au départ, c’était le réseau public qui interpellait le psychologue trentenaire. Il y avait même effectué ses deux stages en service de psychiatrie pendant son doctorat. Le domaine de la psychiatrie, c’est plus facile d’y toucher au public en tant que psychologue, m’informe David Smolak. « C’est une clientèle très vulnérable avec des problèmes complexes, qui n’a pas les moyens de chercher de l’aide autrement que par le réseau public », explique-t-il.
En un an, les quatre postes de psychologue affichés à l’endroit où David Smolak travaillait n’ont toujours pas trouvé preneur ou preneuse. Rien pour rassurer ceux et celles qui gardent un œil sur les chiffres de recrutement. En effet, pour maintenir les effectifs dans le réseau public au même niveau qu’en 2018, il faudrait recruter plusieurs centaines de psychologues de plus d’ici 2023.
«Les patients doivent être persévérants pour finalement réussir à consulter alors qu’ils ne vont pas bien.»
Les listes d’attente à ne plus finir laissent entendre qu’il manque de main-d’œuvre dans ce secteur. Le Devoir soulignait que plus de 19 000 personnes sont en attente de soins de santé mentale. « Vu qu’il manque de psychologues, les gens au guichet d’accès vont essayer de diriger les patients vers d’autres professionnels, comme des groupes d’autosoin ou de psychoéducation. Les patients doivent être persévérants pour finalement réussir à consulter alors qu’ils ne vont pas bien », déplore Karine Gauthier, présidente de la Coalition des psychologues du réseau public québécois.
C’est pourtant au Québec qu’on retrouve le plus haut ratio de psychologues par habitant au pays.
Les psychologues à qui nous avons parlé sont tous et toutes animés par le désir d’exercer dans un système public qui permet (en théorie du moins) un accès universel et gratuit aux soins de santé mentale. Non seulement ça, mais ils et elles soulignent que le réseau public permet une grande collaboration entre les diverses disciplines, telles que la médecine, la psychothérapie, le travail social, etc. « C’est ce travail en interdisciplinarité qui fait que le réseau public est important, car les problématiques y sont souvent plus complexes », soutient Karine Gauthier.
Les psychologues qui filent entre les mailles du réseau privé
Mais qu’est-ce qui explique cet exode des psychologues du public vers le privé? Pour David Smolak, c’est la dévalorisation de la profession qui a eu raison de lui.
«C’est un peu comme si on nous demandait de nous soumettre à un système complètement toxique, sans nous offrir les ressources pour seulement faire notre travail.»
« Je me suis heurté à beaucoup de négligence et à une certaine forme d’attaque de la part du système, autant sur le plan du sous-financement des services, du salaire complètement disproportionné entre le public et le privé que de la perte d’autonomie professionnelle. C’est un peu comme si on nous demandait de nous soumettre à un système complètement toxique, sans nous offrir les ressources pour seulement faire notre travail. J’étais plus capable », confie celui qui a fait neuf ans d’études universitaires pour devenir psychologue.
David Smolak raconte aussi que sa motivation en a pris un coup à cause de la façon dont les décisions sont prises. Selon lui, le fait que ce soit souvent des gestionnaires et non des clinicien.ne.s qui dirigent le travail des psychologues au public rend la tâche difficile.
Dans son cas, ses supérieur.e.s avaient décidé de mettre des balises au travail des psychologues, comme réduire le nombre de rencontres maximales à une trentaine, afin de pallier le manque d’accessibilité aux soins et de réduire les listes d’attentes. « Ce n’est basé sur aucune recherche. Selon eux, ce qui cloche, ce n’est pas le système, mais bien notre travail », laisse tomber le psychologue.
Il dénonce aussi le fait que chaque session de rencontre avec un.e patient.e doit être associée à un programme déjà préétabli, sans possibilité de diverger. « Ils nous ont dit que si on ne suivait pas le programme recommandé, il y aurait des postes qui se feraient couper », raconte-t-il.
« Ils nous rajoutent des tâches de secrétaire », dénonce pour sa part la présidente de la Fédération interuniversitaire des doctorant.e.s en psychologie, Marie-Joëlle Beaudoin. « Pour un seul patient, c’est deux fois plus long au public qu’au privé. Au privé, le psychologue voit le patient une heure, puis fait un rapport qui prend entre une ou deux autres heures, et ça finit là. Au public, ils doivent remplir plusieurs autres documents administratifs qui serviront à compiler des statistiques. Des documents qui doivent justifier pourquoi certaines tâches ont été faites. C’est beaucoup trop d’heures. »
«Il y a quelque chose d’aberrant et d’insultant à commencer à 32 $ de l’heure après autant d’études où on s’endette.»
Mais la question du salaire pèse également dans la balance : « Il y a quelque chose d’aberrant et d’insultant à commencer à 32 $ de l’heure après autant d’études où on s’endette. On nous demande d’avoir un doctorat, mais après, on ne respecte pas notre expertise », ajoute David Smolak.
Les chiffres sont éloquents : les psychologues gagnent en moyenne 27,3 % de plus au privé comparativement au réseau public, tous avantages sociaux inclus.
Souffler au privé
« Avec le privé, j’ai retrouvé ma liberté, lance le psychologue. On retrouve notre créativité qui a été attaquée au public. » Les avantages d’exercer au privé sont nombreux à ses yeux : construire un espace d’échange adapté et qui a du sens pour lui et chacun.e de ses patient.e.s, pouvoir avoir un horaire à son goût et avoir même du temps de plus pour enseigner.
David Smolak a eu l’impression de se libérer d’un travail à la chaîne, mais il regrette que ce soit ses patient.e.s qui en paient le prix : « Je sentais par contre que je ne pouvais plus les aider sous ces conditions. C’est eux, au final, qui sont prisonniers de ce système-là, car ils ne peuvent pas me suivre au privé », se désole-t-il.
Un mode hybride privé et public
Pour d’autres, la façon de conjuguer leur passion pour le public et la tranquillité d’esprit du privé est de combiner les deux. Quelques jours par semaine au privé permettraient d’avoir « des cas plus faciles, de meilleures conditions de travail et de faire un peu plus d’argent », laisse entendre une psychologue qui utilise cette formule hybride et qui souhaite rester anonyme.
Aider la clientèle, oui, mais pas au prix de sa propre santé mentale.
Un autre bénéfice qu’elle voit à ce mode de travail, c’est la stabilité du public : peu importe qu’il y ait des patient.e.s ou pas, elle sera payée. Inversement, en tant que travailleuse autonome, elle doit trouver ses patient.e.s elle-même et elle ne sera pas payée si elle n’en a pas.
Mais pour combien de temps tiendra-t-elle ce rythme hybride? Elle se questionne de plus en plus à savoir pourquoi elle tient tant à rester dans le système public. Aider la clientèle, oui, mais pas au prix de sa propre santé mentale.
Ce que les futur.e.s psychologues en pensent
Avant même d’avoir pu goûter au marché du travail, la relève étudiante semble déjà réticente à choisir le public. Néanmoins, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec estime pouvoir recruter 25 % des nouveaux diplômés membres de l’Ordre des psychologues. « Ce n’est pas un manque de volonté de travailler dans le réseau public de la part des finissants, c’est une mauvaise gestion de la part du réseau public », estime Marie-Joëlle Beaudoin.
Donner de son temps au public est une valeur qui lui a été inculquée dès son plus jeune âge par sa mère enseignante, qui a dévoué sa vie au milieu de l’éducation. Celle qui a toujours souhaité travailler au public pense aujourd’hui se résigner à aider le réseau d’une autre façon qu’en y travaillant. Après 50 000 $ de dettes accumulées lors de sa décennie d’études universitaires, elle ne pense pas pouvoir se permettre d’aller dans le réseau public.
La relève en psychologie semble déjà convaincue que l’avenir d’une bonne santé mentale accessible est au public, mais elle refuse de mettre sa santé mentale après celle de ses patient.e.s. Et on peut la comprendre.
Alors, qui restera pour soigner les personnes qui ont besoin de soins de santé mentale dans le réseau public? « Il faut investir pour que les conditions du privé aillent au public », conclut Marie-Joëlle Beaudoin.