On est le 28 février. 5 jours avant de recevoir mon diagnostic. J’enfile mes chaussures pour une longue sortie à pied. Je prépare mes courses de la prochaine saison. J’ai hâte (pas de recevoir mon diagnostic; à ma saison de course).
Je suis ultramarathonien, c’est drôle à écrire.
Y a le syndrome de l’imposteur qui me rattrape à chacune de mes enjambées. Ce qui a commencé comme un simple passe-temps a finalement pris une place centrale dans ma vie.
Ça semble inébranlable quand tout va bien, que notre état de santé nous permet de bouger chaque jour, de conserver un équilibre physique et mental, et d’arriver à performer. Je l’avoue, je m’identifie surtout à cette dernière partie, où le désir de se dépasser est souvent entremêlé avec le simple fait d’être actif, brouillant la ligne entre la performance et le simple plaisir de faire du sport.
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Mais qu’est-ce que veut-on dire par « être en bonne santé »?
Si on m’avait dit que la santé tenait à un fil, j’aurais probablement levé le menton tout haut.
Ça aura pris une infection articulaire, huit jours d’hospitalisation, quatre semaines d’antibiotiques intraveineux et dix jours sans dormir, pour finalement me rendre compte que je ne suis plus si certain de l’être.
Comment est-ce qu’on fait pour se remettre d’une blessure qui dure depuis plusieurs mois? En fait, est-ce qu’on s’en remet totalement?
Trouver du réconfort dans un sandwich à l’eucalyptus
Le lendemain de ma deuxième opération (oui, deux), mon amie Florence débarque dans ma chambre d’hôpital avec une brume d’eucalyptus et un sandwich déjeuner – oui, je me fais traiter aux petits soins.
« Ça [en parlant de la brume], tu ne te gênes pas pour en mettre, ça sent l’enfer ici ».
C’est pas moi qui l’a dit.
Elle y va. Les gouttelettes me tombent dans les yeux. Mon sandwich goûte l’eucalyptus et ça me rend étrangement heureux.
À ma playlist, j’ajoute Hurt de Johnny Cash, Sleepless par Flume et Painkillers par Rainbow Kitten Surprise. C’est le plus loin que mon humour peut se rendre cette journée-là. Faire une liste de lecture restera toujours un art méticuleux, même alité depuis cinq jours.
La microbiologiste vient faire son tour habituel et m’explique qu’à mon retour à la maison, je devrai être sous antibiotiques intraveineux durant trois semaines supplémentaires pour me débarrasser de Staphy (de son vrai nom : staphylococcus aureus). La grande joie.
Comme c’est parfois le cas lors d’un entraînement d’ultramarathon, les embûches ont le pouvoir de nous ramener à l’essentiel.
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Si on a parfois l’impression que c’est en allant plus vite qu’on se rend plus loin, lorsque notre corps ou notre santé lâche, on a pas le choix d’être sur un nouveau beat.
Il est là le défi: il faut apprendre à trouver le bonheur dans un sandwich à l’eucalyptus. J’ai trouvé ça pas mal plus dur que de tenter un nouveau record personnel. Si je peux être honnête.
C’est aussi pas mal plus vulnérabilisant de se faire laver le dos par ses amis que de changer de chaussures dans un point de ravitaillement.
Ralentir quand on n’a pas le choix
C’est injuste de faire une croix sur son corps. C’est injuste de devoir faire un deuil. Le deuil du plaisir que j’ai à utiliser mon corps. J’apprends les joies de perdre petit à petit. Ce sont comme des fins suspendues, des projets pour plus tard. Le deuil d’utiliser son corps pour quelques mois m’apprend à revoir l’identité que je me suis construite depuis les quatre dernières années:
Être performant, être discipliné, s’assurer de bien dormir, de bien manger, l’ultra coureur, l’ultra-ci, l’ultra-ça.
Par ailleurs, ce préfixe, « ultra », m’amène à me demander si cette pression du « toujours plus à tout prix » ne nous coupait pas du vrai plaisir que l’on éprouve à bouger. Cette recherche constante d’intensité doit-elle prévaloir sur la simple satisfaction de courir entre amis et de profiter de l’air frais? Après plus de deux mois alité, la réponse semble désormais évidente.
Pour une personne active, la transition entre s’entraîner en moyenne de huit à dix heures par semaine à devoir réapprendre à marcher, est un choc énorme. Malgré que cette étape soit temporaire, elle requiert son lot de patience. En attendant, se concentrer sur ce qu’on peut contrôler aide à garder l’esprit axé vers le rétablissement.
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Depuis l’an dernier, j’ai la chance d’être ambassadeur du 6AM Club, et dès que j’ai eu le feu vert pour accompagner mes amis en vélo, j’ai pu profiter de nombreux matins en leur compagnie en plus d’avoir une nouvelle perspective sur ce que bouger signifie : c’est avant tout quelque chose qu’on fait pour soi. Malgré les moments où j’ai pleuré, épuisé par l’inquiétude de ne pas savoir si je pourrai à nouveau courir avec mon aisance d’avant, partager ces moments entre amis libère juste assez d’espace mental pour se concentrer sur les signes de progression, aussi minimes soient-ils.
Alors que je suis simplement reconnaissant d’avoir encore mon pied, le fait d’être en santé prend un tout autre sens. Je ne sais pas si le temps m’apprendra autre chose, mais, pour l’instant, clopiner jusqu’au parc en repensant à mon sandwich à l’eucalyptus me comble de bonheur.