J’ai répondu à ces messages textes louches que nous recevons tous

« Are you free today? Come to my house for dinner! » Indicatif régional : 361 (Corpus Christi, Texas).

« Good afternoon, Mr. Linda. The costume you ordered from my costume design studio is ready. » Indicatif régional : 423 (est du Tennessee).

« Long time no contact, how are you doing? » Indicatif régional : 920 (nord-est du Wisconsin).

Le comportement responsable et logique serait de ne répondre à aucun de ces messages textes louches que j’ai tous reçus dans les derniers mois, un peu comme on raccroche dès qu’on entend une voix robotisée qui parle en mandarin quand on répond à un numéro inconnu. Alors évidemment, j’ai fait le contraire.

Que se passe-t-il quand on engage la conversation avec ces inconnu.e.s? Je m’attendais à ce que, très vite, on me propose une opportunité d’affaires iNcRoYaBLe, ou qu’on tente de me séduire afin de me « sextorquer ». Et toujours au fond une question un peu incongrue : et si, comble du hasard, ces personnes s’étaient réellement trompées de numéro? Petite enquête.

(Tous les échanges étaient en anglais et ont été traduits pour votre bien.)

« Are you free today? Come to my house for dinner! »

Quand je demande de quoi sera composé le souper, je reçois la photo du festin de produits de la mer que ma présumée interlocutrice s’apprête à manger. « J’ai acheté un crabe royal à 1 500 $ au marché, tantôt », m’assure-t-elle. Je remarque une bouteille de cognac qui se vend 315 $ à la SAQ. Allô l’opulence.

Plus tard dans notre échange, « Cici » (vous comprenez pourquoi je mets son nom entre guillemets) se rend compte de son « erreur ». « Est-ce que je parle à Lisa? » Elle m’envoie une photo d’« elle » pour que j’identifie où on a pu se rencontrer (quelle surprise, je ne l’ai jamais vue de ma vie).

Note : j’arrêterai de mettre des guillemets à tout bout de champ pour alléger le texte, mais on s’entend que rien de ce qui est dit dans les échanges de textos que vous lirez dans cet article n’a pas pu être confirmé.

« Une rencontre sur un malentendu, une rencontre de nouvelles personnes. » Ce cryptique message est l’un des derniers que j’échangerai avec Cici. Le lendemain, elle me dit qu’elle a passé la journée sur un yacht. Dégoûté par cette activité aux lourdes conséquences environnementales, je cesse de lui répondre.

« Good afternoon, Mr. Linda. The costume you ordered from my costume design studio is ready. »

Quand je lui dis que je ne suis pas Linda et que je n’ai pas commandé de vêtements, Alina s’excuse et me remercie de ma réponse gentille. « Les gens familiers commencent en étant des inconnus », me dit-elle. Un autre message étrange sur la place du destin dans nos vies qui me fait froncer les sourcils. En restant poli, je lui fais quand même remarquer que le 514 est un peu loin du Tennessee (à environ 1 800 km, en fait). Alina ne réagit pas à ce message.

Ma nouvelle amie tient à ce qu’on s’échange des photos. Après une courte recherche Google (« random white man »), je trouve l’image parfaite.

– Oh, j’ai un ami canadien maintenant!
– On est déjà amis?
– Bien sûr, je crois qu’on peut être de bons amis! Et si on se rencontrait quelque part?

Whoa Alina, du calme! On se texte depuis 20 minutes, tu me dis que tu vis à San Francisco (avec un numéro du Tennessee) et tu veux qu’on meet up? Je panique un peu et je lui demande quel genre de vêtements elle conçoit. « Je suis conceptrice de vêtements pour des clients privés haut de gamme. » Quelle surprise.

Je finis par la relancer sur l’idée de se rencontrer « quelque part », mais elle ne me répond jamais. A-t-elle vu à travers mes propres mensonges?

A-t-elle vu clair dans ma démarche? Est-elle habituée aux petits comiques qui jouent le jeu pour s’amuser? Ai-je été trop avide de me faire arnaquer?

Déjà, on remarque des similitudes entre les deux cas : l’opulence, les belles photos, le destin qui nous rassemble. Mais je n’ai toujours pas de réponse à la question qui me chicote : que me veut-on vraiment?

« Long time no contact, how are you doing? »

– C’est mon numéro professionnel. Je suis Zola, tu ne te souviens pas de moi?
– Je connais l’auteur français Émile Zola, mais personne qui porte ce prénom.
– Je le connais! L’auteur de La Bête humaine!

Zola, comme Google, connaît très bien la bibliographie de l’auteur français.

Après m’avoir envoyé une photo d’elle près de la Tour Eiffel, ma mystérieuse correspondante propose que la conversation passe sur WhatsApp avec son téléphone personnel (323 – Los Angeles). Je vous épargne les platitudes que vous devinez déjà : elle est riche, vit dans un quartier exclusif, est en forme, remercie la providence de m’avoir mis sur son chemin, aimerait bien venir goûter à la poutine et voir les couleurs automnales en ma compagnie. Elle m’apprend aussi que, comme Cici, elle fait beaucoup d’argent on the side avec le marché de l’or.

Zola propose d’être mon enseignante et me dit de télécharger une application puis de rejoindre un serveur pour m’exercer. Déjà que je trouve déplacé qu’une enseignante flirte avec son élève comme ça, je prends peur (dans la vraie vie) à l’idée de rejoindre son serveur. Et si l’application exploitait une vulnérabilité de mon réseau pour partager mes renseignements personnels?

Sur Reddit, de nombreuses personnes mettent en garde les autres internautes face à cette application, qui serait un scam. Je confronte donc Zola.

– J’ai trouvé sur Internet plusieurs exemples d’arnaques commençant par un « mauvais numéro ». Je suis désolé si ce n’est pas ton cas, mais comment puis-je te faire confiance?
– Je te fais juste des suggestions, ça dépend de toi. Il y a aussi des arnaques dans le monde de la crypto tous les jours. Regarde Luna : une énorme compagnie. Certains en ont tiré des profits, d’autres ont fait faillite.

Cette réponse sans grande conviction est suivie, six minutes plus tard, d’une vidéo de Zola qui fait du tapis roulant. Comme si de rien n’était.

Ces échanges, qui peuvent s’échelonner sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines, montrent comment des arnaqueurs tentent maintenant de mettre leurs victimes pontentiel.le.s en confiance. Exit les appels robotisés demandant directement le numéro d’assurance sociale ou de carte de crédit; la mode est à l’ingénierie sociale ultra personnalisée.

Dans un article de NBC News publié en 2022, une procureure le confirme.

Les fraudeurs ont affiné leurs social skills. Est-ce que ChatGPT les guide dans leur conversation? Mystère.

J’ai envoyé des captures d’écran de mes conversations au Centre antifraude du Canada (CAFC). « Le CAFC peut vous indiquer que ces types d’escroqueries cherchent à établir une relation avec la personne qui reçoit le message texte », m’a répondu l’agent de sensibilisation à la clientèle Jeff Horncastle.

« Si la victime s’engage et communique pendant une longue période, cela peut conduire à une escroquerie à la romance [ou stratagème de rencontre], ou éventuellement à une escroquerie à l’investissement, une fois que le suspect a gagné la confiance de la victime. »

Dans un stratagème de rencontre, on tente d’obtenir l’affection de la victime. « Les fraudeurs feront tout ce qu’ils peuvent pour vous convaincre que leurs demandes sont légitimes. La majorité des fraudeurs ne sont pas des amateurs », selon le site web du CAFC. Le but est de convaincre la victime d’embarquer dans un projet d’investissement inventé de toutes pièces ou de lui demander de l’argent pour une urgence.

Une escroquerie à l’investissement peut prendre des dizaines de formes, mais le but commun est toujours de convaincre la victime de placer son argent dans un projet qui, au final, est trop beau pour être vrai. Début juin, le CAFC a indiqué que ce type d’arnaque était en hausse.

En 2022, les faux investissements par message texte seulement au pays avaient mené à 9,7 millions $ de pertes déclarées au pays. Dans les quatre premiers mois de 2023, ce montant s’élevait déjà à 5,1 millions de dollars!

Il semble que le but est maintenant de voler le plus d’argent possible à une personne plutôt que d’en prendre un petit peu à un plus grand nombre, d’où l’effort et le temps investis pour gagner la confiance. J’admets être impressionné par la motivation de mes interlocutrices. Mais je suis surtout content de leur avoir fait perdre leur temps précieux.

Je n’ai pas bloqué le numéro de Zola. Elle m’écrit encore plusieurs fois par semaine. Il y a quelques jours encore, elle m’envoyait une capture d’écran : elle a gagné 830 203 $ en une seule soirée sur le marché de l’or.