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J’ai passé le 4/20 avec un dealer de cannabis

Oui, le marché du weed illicite existe encore. Incursion dans le cannabis de niche.

Par
Billy Eff
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Tout stoner qui a connu l’avant et l’après légalisation du cannabis vous le dira : un bon dealer, c’est un oiseau rare! Le genre qui reste toujours disponible, a un bel éventail de choix, se rappelle vos préférences et votre anniversaire. On avait déjà de la chance d’en avoir un de cette trempe avant la légalisation de 2018, mais depuis, c’est carrément une espèce en voie d’extinction!

Le pari du gouvernement et de la Société québécoise du cannabis a porté fruit : bien que les Québécois.es consomment maintenant plus de weed qu’avant, la part des ventes laissée aux marchés parallèles est tombée à 11 % au cours des dernières trois années et demie.

Il n’y a encore pas si longtemps, avant que le cannabis ne devienne un truc banal et corpo, les consommatrices et consommateurs de weed formaient une communauté tissée serrée, unie par le sentiment de faire quelque chose de transgressif, se partageant librement leurs conseils et leurs avis sur les meilleurs souches. Fut aussi un temps où le 20 avril, aka le 4/20, journée officieuse du cannabis, était une célébration spéciale pour les vrais heads.

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Pour bien comprendre ce que la légalisation a changé, et pourquoi certaines personnes continuent d’opter pour le marché parallèle plutôt que d’avoir recours à la société d’État, j’ai passé le 4/20 avec un dealer, avec qui nous nous sommes rendus au mont Royal pour voir si les jeunes célébraient comme dans notre temps.

Le monde d’avant n’est pas celui d’après!

Daniel* (un nom fictif pour des raisons évidentes), début trentaine, affirme fumer de manière quotidienne depuis ses 16 ans, avec des passes plus intenses que d’autres. « Il y a un moment où je pouvais passer une once (28 grammes) en 24 heures. Mais un jour, quand mon intérêt a dépassé d’être high, je me suis mis à préférer la qualité à la quantité. »

C’est à ce moment qu’il découvre en ligne toute une communauté ralliée autour de son type de weed préféré, appelé gas ou dank; des variétés de cannabis comportant des terpènes aux arômes qui rappellent le diesel, et dont la concentration en THC est habituellement plutôt élevée.

«Aller à la SQDC, c’est aller au Walmart.»

Depuis, il en a fait son expertise, et offre à une liste sélecte de client.e.s certaines des meilleures variétés de cannabis exotiques et rares. Le tout est élevé sans pesticides, au Canada, cueilli à la main et livré frais dans un emballage à l’esthétique qui ferait pâlir d’envie certains cafés du Mile End.

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Suffit d’une conversation de deux minutes avec Daniel pour réaliser que c’est réellement un passionné. Rien à voir avec l’image du dealer douteux qu’on peut se faire : on a affaire à un professionnel qui sait de quoi il parle, et qui souhaite offrir un service hors pair à ses client.e.s. Comme un importateur de vin privé, il est constamment à l’affût de ce qui se fait de bien et de nouveau dans son milieu, et déniche les souches les plus confidentielles pour sa clientèle dévouée.

« Le monde du craft weed, c’est un peu comme avec l’alcool, m’explique Daniel. Aller à la SQDC, c’est aller au Walmart. Tu vas trouver de la Budweiser, de la Coors, des vins en vrac avec twist cap, faits par des gros producteurs de manière industrielle. Nous, c’est plus comme une bière de micro. On cherche de la nouveauté, de la fraîcheur, des gens passionnés par ce qu’ils font et, surtout, qui produisent ce qu’ils voudraient fumer, et vice versa! »

Une légalisation mal pensée

Il faut souligner que le Québec, proportionnellement, reste loin derrière les autres provinces dans l’industrie du cannabis. L’Ontario, où les lois sont moins conservatrices, permet notamment à des entrepreneurs du cannabis comme Daniel d’opérer. En moins de quatre ans, nos voisins se retrouvent aujourd’hui avec plus de magasins de weed que d’alcool, et leur industrie était évaluée à 3 milliards de dollars en 2019. Comparativement, celle du Québec se situe autour de 800 millions.

«C’est certain que si je pouvais, j’ouvrirais ma boutique légale!»

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Très vite, donc, la question se pose : pourquoi Daniel fait-il tout ce travail de sourçage, de design et de marketing pour quelque chose qui, au final, reste illégal dans notre province?

En bon entrepreneur, il me répond avec un ton qui suggère que c’est une évidence : parce que la demande existe. « De tout ce que tu trouves à la SQDC, t’as deux, trois produits qui sont vraiment de qualité, ou qui vont intéresser ma clientèle. Mais beaucoup de ce que je trouve là-bas est sec, certains ne mettent même pas de Boveda [des sachets de contrôle d’humidité] dans leur emballage! Au Québec, on a voulu rendre le marché tellement restrictif et homogène, constant, qu’on a oublié que c’était un produit en constante évolution, c’est une plante! Il y a une poignée de compagnies bien pluggées et qui ont les moyens de vendre à la SQDC. »

Ce manque d’ouverture et de stimulation de l’industrie au Québec pousse les vrai.e.s passionné.e.s à démarrer des entreprises ailleurs, plutôt que de garder leur talent ici. « C’est certain que si je pouvais, j’ouvrirais ma boutique légale et j’aurais une gamme curated de produits, dit Daniel. Mais pour l’instant, les clients que j’ai sont déçus par ce qu’ils trouvent en SQDC. J’aimerais avoir la liberté de faire découvrir mes produits à Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Mais pour l’instant, ma niche, c’est les gens qui savent ce qu’ils aiment et qui veulent découvrir de nouveaux produits. »

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Marché alternatif, marketing alternatif

L’essentiel de ses opérations se fait donc à travers des systèmes de messagerie cryptée, comme Snapchat ou Viber. Des spéciaux sont annoncés chaque semaine, et il propose chaque mois de nouvelles variétés de dank. Dans l’industrie parallèle du weed de niche, comme dans le monde de la microbrasserie, le design est d’une importance capitale. Des emballages colorés, des personnages en cartoon, des descriptions truffées de jeux de mots; on pourrait presque croire qu’il s’agit d’un projet-pilote pour Ben & Jerry’s.

Par la suite, l’essentiel du plan d’affaires de ces compagnies repose sur le bouche-à-oreille. Des contacts se font naturellement en ligne, surtout chez les 20-30 ans, qui sont hyperconnecté.e.s et à la recherche constante de quelque chose de nouveau et de meilleur. Sinon, une bonne option marketing réside aussi dans le placement auprès de weedfluenceurs sur les réseaux sociaux, ou encore la distribution d’échantillons gratuits à des rappeurs qui mettront les sacs dans leurs stories ou leurs vidéoclips.

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Mont Royal, 20 avril (4/20), 4 h 20

Après quelques emplettes à travers l’est de la ville et un late lunch, nous arrivons au mont Royal plus tard que prévu, trafic oblige. En montant l’avenue du Parc, on aperçoit un lourd nuage de fumée au-dessus de la place du Monument à George-Étienne Cartier. « Check ça big, y a du monde! Prends ta shot! », m’encourage Daniel, ne sachant pas que je n’ai aucun talent de photographe.

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Étant à peu près du même âge, nous constatons que, somme toute, la crowd du 4/20 au Mont n’a pas tant changé. Comme à l’époque, on n’a qu’à tendre l’oreille pour bien rire en écoutant les conversations autour de nous (« Ayoye, c’est sûr je descends pas les escaliers, chu ben trop gelée »).

La musique garde aussi son importance primordiale, bien que les technologies aient évolué. Fini les cercles de djembé, c’est maintenant une compétition de systèmes de son. Deux vieux rastas se séparent un territoire, délimité dans le milieu par une rangée d’arbres. D’un côté, Bob Marley (évidemment); de l’autre, du Peter Tosh ou encore du Buju Banton (plutôt mon style). Les jeunes font la guerre du meilleur set-up de DJ set. La plus grosse foule est campée sur le flanc ouest de la statue, où une horde de jeunes français se trémoussent au soleil, sur les doux sons de house française, jouée par leurs amis DJ, français eux aussi. La nature reprend ses droits.

«Mon dealer connait mon historique d’achat, il me dit quand il a quelque chose de nouveau que j’aimerais. Il me fait même des petits cadeaux à ma fête et à Noël!»

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Sinon, les mêmes outsiders clichés, mais toujours présents. Le gars avec un joint géant, si massif qu’on se dit qu’il n’y a rien dedans. Le gars qui se promène avec la Cannabis Cup, un dude blanc avec des dreads qui essaie de descendre la côte en nose manual sur son skate, des groupes de jeunes qui ont évidemment skippé leurs derniers cours pour venir blaze entre ami.e.s sur le mont Royal. And blaze it, they did!

À 16 h 20, de grands cris de célébration, une symphonie de briquets qui s’allument, une chorale de toussotement.

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Très vite attirés par l’odeur du exotic gas de Daniel, des connoisseurs se mettent à rôder à l’entour. « Ça sent donc ben bon, çâââ! C’est du loud? » Ce lingo m’étant complètement étranger, je vois enfin le genre de clientèle que dessert mon intervenant. Très vite, un mécontentement mutuel envers la SQDC fait s’échauffer les gens.

« Tu ne vois même pas ce que tu achètes! Je peux pas voir, je peux pas sentir, et la personne derrière le comptoir connaît rarement bien les produits, ils répètent ce que ça dit sur la description », fait remarquer quelqu’un. « Mon dealer connait mon historique d’achat, il me dit quand il a quelque chose de nouveau que j’aimerais. Il me fait même des petits cadeaux à ma fête et à Noël! »

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Force est donc de constater que le but de Daniel et des gens comme lui serait de pouvoir faire les choses de manière légitime. Étant habitués au monde d’avant, ils ont conservé certains codes, et les réglementations rigides ne permettent pas à une majorité de ces jeunes entrepreneurs passionnés de prouver leur valeur. Ils sont contraints d’opérer dans un marché gris, où règne un flou entre les lois fédérales et provinciales et où ils peuvent exister sans pour autant fleurir.

Si la légalisation a en effet réussi à diminuer la part du marché noir dans l’industrie du cannabis, il semble que les lois du Québec aient eu pour effet d’aliéner une crowd qui aurait autrement pu être une base importante de son marché. En effet, la plupart des gens avec qui j’ai pu m’entretenir affirment que la bonification et la diversification de l’offre dans les magasins de la SQDC suffiraient à les encourager à s’y rendre, même si cela vient avec d’autres inconvénients qu’ils ne trouvent pas auprès d’un dealer.

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« Les gens vont toujours vouloir quelque chose de différent, qu’ils ne peuvent pas avoir. Ma crowd est jeune, diverse, ils voient quelque chose sur internet et ils le veulent, estime Daniel. Ça serait plus simple si je pouvais vendre à la SQDC, mais ils ont leurs fournisseurs exclusifs et c’est un monde compliqué et politique. Donc je continue à faire mes affaires. Je vends mon dank pis tout le monde est content. »