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Jackrabbit, le roi de la montagne

Centenaire, il faisait encore huit kilomètres de ski de fond... par jour.

Par
Philippe Meilleur
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L’hiver québécois a déjà eu un maître : Herman « Jackrabbit » Smith-Johannsen. Considéré comme le père du ski en Amérique, ce bonhomme à l’endurance herculéenne a défriché seul toutes les pistes des grands centres de ski des Laurentides à une époque où les remonte- pentes n’étaient qu’un rêve de paresseux. Portrait d’un demi-dieu du plein air qui, une fois centenaire, faisait encore huit kilomètres de ski de fond… par jour.

Hiver 1985, Montréal. Dans une maison de retraite de Côte-Saint-Luc, un homme de 109 ans s’installe dans ses nouveaux quartiers. Dès le premier jour, il pique une crise : aucun espace n’est prévu dans la résidence pour les activités physiques. Le vieillard se fâche et exige qu’on déblaie une allée dans le jardin arrière. Satisfait, le supercentenaire s’y rend tous les matins pour s’agripper vaillamment à un vieux bâton de ski et se promener dans l’allée en tirant quelques bouffées sur une pipe de tabac. «Je suis trente ans plus vieux que tout le monde ici, mais mentalement, j’ai vingt ans de moins ! » nargue-t-il en augmentant la cadence. Cet homme increvable, c’est Herman « Jackrabbit » Smith-Johannsen.

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Skier sur une jambe

Né en Norvège en 1875, soit plus d’un siècle avant la naissance du champion québécois du ski de fond Alex Harvey, Smith- Johannsen est un garçon précoce : à deux ans et demi, il met les pieds sur des skis pour la première fois et dévale une petite côte derrière chez lui, encouragé par son père, qui ne devait pas être très peureux pour le laisser faire une telle chose. Dix ans plus tard, à l’aube de l’adolescence, il se lance dans des excursions de douze heures dans les forêts inhospitalières de la Norvège, s’éclairant avec des branches d’épinette enflammées qu’il tient haut au- dessus de sa tête, à la Indiana Jones.

Après des études en Allemagne, où il reçoit une contravention pour avoir « troublé la paix » en se promenant avec ses skis en plein centre-ville, Herman met le cap sur les États-Unis. Il travaille un certain temps comme vendeur de machinerie, puis abandonne le commerce pour se consacrer exclusivement à sa raison de vivre, le ski de fond. Il s’installe à Lake Placid, où il commence à bâtir sa légende d’homme de fer à coups d’excursions et de courses organisées.

Âgé de 48 ans, soit le double des autres participants, Johannsen parvient à se classer troisième sur une douzaine de coureurs. L’étonnement général s’amplifie quand on constate que le bonhomme a terminé l’épreuve sur une seule jambe, son ski gauche s’étant cassé dans une courbe

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Son premier haut fait est d’établir le parcours d’une course de 50 kilomètres, la toute première épreuve du genre en Amérique. Pendant des semaines, Herman trace et défriche une boucle autour de Lake Placid, n’utilisant qu’une hache et ses skis pour créer une piste au milieu d’une nature touffue et sauvage. Mais ce n’est pas tant ce dévouement à la cause du ski qui le fait remarquer que sa participation à la course proprement dite. Âgé de 48 ans, soit le double des autres participants, Johannsen parvient à se classer troisième sur une douzaine de coureurs. L’étonnement général s’amplifie quand on constate que le bonhomme a terminé l’épreuve sur une seule jambe, son ski gauche s’étant cassé dans une courbe! On imagine la face du gars au dernier rang quand on lui a raconté qu’il s’était fait battre par un retraité skiant sur une jambe. «Il avait une constitution physique tout à fait extraordinaire!» commente l’historien du Musée du ski des Laurentides, Michel Allard.

Au fil des années suivantes, Herman continue d’explorer les abords de Lake Placid au cours d’expéditions en solitaire. Un beau jour, il rencontre une tribu de Cris qui, impressionnés par sa vitesse et son agilité, lui donnent le surnom de Jackrabbit. Les Cris, qui connaissent une chose ou deux à propos de la survie en forêt, sont tellement impressionnés par la performance du skieur qu’ils décident d’essayer ces fameux skis: à leur grand étonnement, ils sont effectivement beaucoup plus rapides pour se déplacer dans la forêt que les raquettes qu’ils utilisent depuis la nuit des temps. Ça doit quand même faire mal à l’orgueil.

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Le défricheur des Laurentides

N’étant pas le genre d’homme à se contenter de donner des leçons de survie en forêt à une tribu millénaire, Herman déménage à Montréal autour de 1920. Il adhère au club de ski de McGill et entreprend d’explorer cette vaste région enneigée et peu développée que sont alors les Laurentides, où il se rend en train aussi souvent que possible. « Il a grandement contribué à ouvrir différentes pistes de la région, dont la plus célèbre est la Maple Leaf, explique Michel Allard. C’est aussi à lui que l’on doit la première carte exhaustive des sentiers dans le coin. »

Un beau jour, il rassemble donc trois amis et entreprend de grimper les 968 mètres d’élévation en ski de fond, ce qui donnerait des crampes aux mollets de n’importe quel amateur assez fou pour répéter l’expérience. Le quatuor de skieurs boucle la distance en quelques heures, se repose deux, trois secondes au sommet et redescend à bonne vitesse en défrichant ce qui allait devenir la toute première piste du mont, la Kandahar.

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Vers 1930, profitant du fait que le mont Tremblant n’appartient encore à personne, Jackrabbit décide tout bonnement de défricher le plus haut sommet des Laurentides. Un beau jour, il rassemble donc trois amis et entreprend de grimper les 968 mètres d’élévation en ski de fond, ce qui donnerait des crampes aux mollets de n’importe quel amateur assez fou pour répéter l’expérience. Le quatuor de skieurs boucle la distance en quelques heures, se repose deux, trois secondes au sommet et redescend à bonne vitesse en défrichant ce qui allait devenir la toute première piste du mont, la Kandahar. Herman se permet même à l’occasion d’exécuter ce qui est sûrement la première figure acrobatique de l’histoire de Tremblant : un saut d’une dizaine de pieds à partir d’une rampe appuyée contre un poste de surveillance. Avoir eu son iPhone avec lui, il aurait fait un hit sur YouTube, garanti.

En toute logique, Jackrabbit s’établit à Piedmont vers 1932 avec sa femme, Alice, et leurs enfants. Il s’attaque dans les années qui suivent à défricher des montagnes aujourd’hui envahies de touristes à la semaine de relâche, comme Orford, St-Sauveur, Lac- Beauport et Valcartier. Il balise aussi plusieurs sentiers aux côtés d’autres skieurs passionnés.

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Une mort ironique

Après des décennies à parcourir les forêts des Laurentides, Herman aurait pu prendre sa retraite, mais non: pendant sa 67e année sur terre, il parcourt en solitaire plus de 1800 kilomètres dans les bois du Québec. À 92 ans, il participe à une course en équipe entre Ottawa et Montréal au cours de laquelle il franchit 50 kilomètres en trois jours. Une fois la ligne d’arrivée derrière lui, sa première déclaration consiste à se plaindre… que le sentier manquait de collines à gravir.

Dans les années 1970-80, Jackrabbit atteint le statut d’idole nationale. Il se fait interviewer par des journalistes de Radio- Canada, on écrit un livre sur sa vie et il reçoit l’Ordre du Canada.

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C’est à cette époque que le bonhomme est « découvert » par le grand public et les médias, selon Michel Allard. « À partir des années 1970, il devient vraiment une icône, dit-il. Il se nourrit bien, est en communion avec la nature et, malgré son âge très avancé, continue à skier quotidiennement sur de grandes dis- tances.» En effet, alors qu’il fête son centième anniversaire, en 1975, il fait chaque jour entre quatre et huit kilomètres de ski, affirmant que c’est la seule façon pour lui de rester en vie. Il doit toutefois abandonner cette habitude sept ans plus tard, mais ce n’est que pour mieux se reprendre avec ses fameuses deux heures de marche par jour derrière la maison de retraite.

Dans les années 1970-80, Jackrabbit atteint le statut d’idole nationale. Il se fait interviewer par des journalistes de Radio- Canada, on écrit un livre sur sa vie et il reçoit l’Ordre du Canada. Mais sa nature d’être humain finit par le rattraper et Herman Smith-Johannsen s’éteint le 5 janvier 1987, à l’âge vénérable de 111 ans. Pour un homme qui a passé la majeure partie de sa vie dans les forêts froides et reculées du Québec sans jamais être malade, la cause de son décès recèle une pointe d’ironie: au cours d’un voyage dans son pays natal, il a attrapé froid et est mort… d’une pneumonie.

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Ce texte est tiré de notre spécial hiver québécois!

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