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Il est temps de revoir notre système de pourboires
Ça fait un peu plus de dix ans que j’opère, de près ou de loin, dans le monde de la restauration. La grande majorité de ce temps a été passé en coulisses, dans les cuisines.
J’ai récemment décidé de passer du côté obscur, comme le disaient mes amis cuisiniers, en me lançant dans une carrière en salle. Après tout, il fallait bien que je mette mes connaissances en vin à bon escient, et qui de mieux qu’un ancien cuisinier pour vendre les plats aux clients?
Même si j’en profite bien, je crois qu’il vaudrait mieux s’en débarrasser.
Passer de l’enfer et du chaos des fourneaux à la musique douce et au ballet virevoltant des serveurs en salle, c’est un gros travail d’adaptation. C’est moins taxant, aussi bien physiquement qu’émotionnellement, les heures sont moins longues, mais par-dessus tout, c’est fucking plus payant. Bien entendu, ça reste peu payant, comme n’importe quel métier dans cette industrie, mais comparé à un salaire de cuisinier, il y a une nette différence.
Après avoir passé ma vie en cuisine à me plaindre du fait que les serveurs faisaient plus d’argent pour moins d’effort et que c’était injuste, je jouis aujourd’hui de ce même système inéquitable. Et, même si j’en profite bien, je crois qu’il vaudrait mieux s’en débarrasser.
Le pourboire a perdu sa raison d’être
À ses débuts, le système du pourboire était un peu le même que celui de la passe rapide à La Ronde. Selon la légende, un propriétaire de resto en Angleterre aurait placé sur le bar un pot où les clients pouvaient déposer quelques pièces « to insure promptness » (pour assurer la rapidité du service à leur table) lorsque son établissement était particulièrement achalandé. C’est de là que viendrait l’acronyme « tip », mot utilisé en anglais pour désigner les pourboires.
Dans la francophonie, la pratique vient d’un petit montant laissé en guise de remerciement à la personne qui nous a servis pour qu’elle puisse, très littéralement, s’acheter à boire. Si j’ai pas mal d’amis qui continuent d’utiliser leurs pourboires à cette fin, je crois que la grande majorité des serveurs en ont besoin pour assurer leur survie et leur qualité de vie. Et sachant qu’une grande partie de leur salaire provient de ce montant de remerciement, la plupart des serveurs et serveuses vont tenter de maximiser le nombre de tables qu’ils servent, et non pas le montant qui leur sera donné par table, vu qu’on peut toujours s’attendre, en moyenne, à recevoir entre 15% et 20% par table.
C’est un système discriminatoire
L’ethnicité des serveurs a une incidence directe sur le pourboire.
Je sais, c’est pas facile à accepter, mais c’est la vérité : il nous arrive à tous de discriminer lorsqu’il vient au pourboire. Plusieurs études le révèlent : le pourboire laissé aux serveurs dépend rarement du service donné.
Une étude de l’université Cornell démontre que la beauté, le genre ou encore l’ethnicité des serveurs a une incidence directe sur le pourboire qu’ils percevront. Et selon des données du Département du travail des États-Unis, les blancs dans l’industrie font plus de tips. En effet, le montant moyen de pourboire qu’un serveur ou bartender blanc perçoit de l’heure est de 7,06$, alors que le montant se situe à 6,08$ pour des personnes d’origines latines, 5,57$ pour les travailleurs noirs et 4,77$ pour leurs homologues asiatiques.
Et des études démontrent que le système de pourboire affecte les clients non blancs. Le sociologue Zachary Brewster s’est penché sur ce phénomène dans plusieurs études, où l’on apprend que les serveurs vont en général donner un meilleur service à des tables s’ils croient qu’ils seront mieux tippés. Or, la société fait qu’en général, les clients blancs ont plus d’argent et seront donc portés à donner un meilleur pourboire. De plus, un stéréotype courant dans le monde de la restauration veut que les Noirs laissent moins de pourboire, et rend certains employés de restaurants plus réticents à servir des tables de Noirs. (Les recherches montrent pourtant que l’écart de tip donné par les Noirs et les Blancs dépasse rarement 3%).
L’industrie de l’hospitalité est un microcosme de la société : on aimerait croire que c’est une méritocratie, mais on sait très bien que non. On a une solution relativement simple pour régler le problème d’inégalités dans ce milieu et s’assurer de ne pas laisser les préjugés de la population générale affecter le salaire des employés de la restauration.
Ça crée une pénurie de cuisiniers
Cette partie risque de ne pas plaire aux serveurs, surtout ceux qui font ça uniquement pour l’argent, mais c’est complètement absurde que les serveurs reçoivent plus d’argent que les cuisiniers. Après tout, les cuisiniers ont, pour la plupart, soit fait des études dans ce domaine, ou ont travaillé longtemps dans des conditions inacceptables pour gagner de l’expérience.
Bien entendu, travailler en service demande également beaucoup de compétences, mais qui sont très différentes de celles requises pour être cuisinier. Travailler en cuisine, c’est être on 24h sur 24 : on va manger dans des restos pour savoir ce qui se fait chez les autres, on rentre à la maison et on s’achète de nouveaux livres, de nouveaux magazines, de nouveaux couteaux. C’est bien rare qu’un serveur me dise avoir passé le week-end à essayer de nouvelles techniques pour verser de l’eau dans des verres après avoir fait des recherches là-dessus à la bibliothèque.
C’est un peu comme si vous achetiez le tableau d’un artiste et que la personne qui vous le livrait était celle qui recevait le plus d’argent.
Attention, je ne dis pas que les cuisiniers devraient faire plus d’argent que les serveurs, mais simplement qu’ils devraient faire plus d’argent, point. Que le cuisinier serve 5 ou 500 plats par soir, son salaire reste le même, et la personne qui profite le plus financièrement de son travail derrière les fourneaux est celle qui vous apporte les plats.
C’est pourquoi il existe une hostilité souvent tacite entre la cuisine et le service. Au Québec, le salaire moyen d’un serveur est de 27$ l’heure, contre 16$ l’heure pour un cuisinier, ce qui représente un écart inacceptable. C’est en grande partie ce qui explique que le Québec vit en ce moment une pénurie de cuisiniers : pourquoi s’investir autant à cuisiner des plats lorsqu’on peut faire le double de son salaire à simplement amener ces mêmes plats au client? C’est un peu comme si vous achetiez le tableau d’un artiste et que la personne qui vous le livrait était celle qui recevait le plus d’argent; il y a quelque chose qui cloche.
On fait quoi, alors?
La pratique du pourboire en Amérique du Nord vient d’un moment dans l’histoire où les proprios d’entreprises dans lesquelles les employés recevaient des tips se sont rendu compte qu’ils pouvaient les payer un plus petit salaire, vu que les clients allaient compenser l’écart avec leurs pourboires. Souvent, ces employés étaient des femmes ou des personnes de couleur.
C’est un système fondamentalement discriminatoire, qui garde techniquement les employés sous le seuil de la pauvreté, les forçant à travailler beaucoup plus fort pour gagner un salaire raisonnable. Et par-dessus tout, ça pénalise le client : le proprio ne veut pas payer un salaire décent à ses employés, donc il refile la facture au client, qui se retrouve obligé de laisser un pourboire.
On pourrait tout à fait suivre un modèle comme celui du Japon, où les serveurs sont payés un salaire fixe, négociable selon leur expérience et le volume du restaurant, et ne dépendent pas des pourboires. Ou encore le modèle européen, dans lequel le prix du « frais de service » est inclus directement sur la facture. La France, quant à elle, a un système à deux vitesses, pour ainsi dire. Un où les serveurs sont payés un salaire fixe, et un autre où ils reçoivent un pourcentage du chiffre d’affaires du restaurant.
Ça arrivera pas du jour au lendemain, ça sera pas facile, mais on peut (et on doit) y arriver. En tant que personne qui voyage pas mal, je peux vous assurer que le pourboire n’est pas du tout nécessaire. Partout en Europe, on mange bien, on reçoit un service tout à fait adéquat sans avoir à calculer un pourcentage arbitraire à laisser en supplément à la personne qui nous a servi. Je sais que les serveurs sont payés un salaire décent, et je laisse tout de même un pourboire si mon service était bon. Les serveurs sont toujours étonnés, ravis, et on m’offre en général un petit shooter.
Je crois que c’est beaucoup plus avantageux pour tout le monde comme ça.