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Gros remous en eau vive

À la défense des berges pour les 25 bougies du Jamboree.

Par
Jean Bourbeau
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Avec leurs lunettes de soleil, leurs cheveux colorés et leurs kayaks fièrement portés sur les épaules, les festivaliers arrivent au camping avec enthousiasme, échangeant des accolades dignes de vieux amis se retrouvant après une longue séparation. À mesure que le soleil s’élève dans le ciel, une grande famille au teint bronzé se rassemble sous le chapiteau, impatiente de retrouver l’action des rapides.

Après trois années d’arrêt forcé, la 25e édition du Jamboree d’eau vive reprend ses activités sur la fameuse rivière Rouge, située sur la Rive-Nord de Montréal. L’événement n’est pas une compétition, mais un grand rassemblement pour la communauté de la province.

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Au Québec, on retrouve trois grandes scènes pour pratiquer les sports en eau vive, chacune étroitement liée à une rivière emblématique. La première se situe dans les environs de la capitale, où la rivière Jacques-Cartier est le terrain de jeu privilégié. La région métropolitaine, quant à elle, trouve son essence dans les cours d’eau du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Rouge. Enfin, dans la région de l’Outaouais, c’est la rivière du même nom qui attire les passionnés. Chacune de ces communautés adopte une philosophie distincte, en harmonie avec les caractéristiques particulières de leurs cours d’eau respectifs.

« Chaque rivière a sa personnalité », m’explique Mathieu Sénécal, grand manitou de l’événement. « Mais aujourd’hui, c’est juste du gros fun en gang. »

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Les pagayeurs opteront pour différents parcours, par exemple le « Canyon » ou le « White Dog », offrant des degrés de difficulté variables, similaires aux pistes de ski. Ensuite, en après-midi, des matchs amicaux de « Pinball Race » seront organisés. La première équipe à franchir la ligne d’arrivée avec leur ballon remporte ce « Royal Rumble » de la vitesse aquatique.

On m’apprend qu’avec 80 mètres cubes par seconde et un ciel clément, les conditions sont tout simplement parfaites alors que plus de deux-cents pagayeurs ont répondu à l’invitation du CCKEVM (Club de canoë-kayak d’eau vive de Montréal).

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Avant le départ, j’ai l’occasion de discuter avec André Bélanger de la Fondation Rivières, une organisation dédiée à la préservation et à la mise en valeur du patrimoine naturel des rivières du Québec. Il m’explique un enjeu crucial pour le sport : la diminution de l’accès à l’eau.

« Au Québec, l’eau est considérée comme un bien public, accessible à tous. Cependant, l’accès aux points de mise à l’eau devient de plus en plus complexe. Les rives de la province sont plus occupées que jamais par des propriétés privées et la cohabitation n’est pas toujours harmonieuse. On entend souvent des phrases comme “Ne traverse pas sur mon terrain” qui témoignent de tensions croissantes. »

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À ce sujet, Mathieu abonde et me présente plusieurs cartes décrites comme le « cimetière des accès perdus ». Cette preuve tangible de la réalité sur le terrain n’est que la pointe de l’iceberg, ajoute-t-il.

L’un des objectifs de la Fondation Rivières est de sensibiliser le public et le gouvernement à ce problème grandissant. « On essaie de faire un diagnostic de la problématique. Ici, tu vois, on doit descendre en dessous d’un pont plein d’herbe à puce », poursuit Mathieu en pointant un point blanc sur la carte.

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« C’est un combat pour l’ensemble des Québécois et Québécoises, qu’ils soient nageurs, pêcheurs, kayakistes, canoéistes ou planchistes, souligne André. Avec la multiplication de chalets qui ne cessent de s’étendre en taille, l’embourgeoisement des rives est un phénomène bien réel. C’est une question de justice sociale, car le coût d’une propriété avec accès à l’eau n’a jamais été aussi élevé. Il est nécessaire de s’opposer à la gourmandise du privé et de rappeler que les plans d’eau appartiennent à tous, contrairement à ce que certains peuvent penser. Il faut toutefois une volonté réciproque de construire des ponts, de maintenir des liens entre tous les acteurs. »

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Des incidents qui peuvent sembler mineurs ont été signalés, tels que des traces de fêtes. Cependant, ces situations créent des tensions avec les riverains et compromettent l’accès à l’eau pour tous. Les membres du club sont donc encouragés à faire preuve de respect afin de préserver les fragiles relations avec les résidents des berges. En revanche, ils font aussi écho de récits d’accès bloqués par des propriétaires belliqueux, des barbelés ou même des chiens de garde.

André conclut qu’il est surtout essentiel de remettre en question la perception selon laquelle tout va bien.

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N’empêche, l’ambiance est à la fête sous le chapiteau où ça se crème le museau. La musique de Dr. Dre résonne à travers les rires de cette tribu au look de surfeur du nord.

Devant l’appel de l’adrénaline, les kayakistes hurlent leur bonheur en faisant aller leurs klaxons dans la forêt. Sur les rives, les participants s’étirent alors que d’autres installent leurs GoPro pour capturer leurs aventures. « Bonne descente ! », se lancent-ils avant de glisser vers le grand terrain de jeu.

Si les kayakistes semblent tous déborder d’expérience et de confiance, pour le néophyte que je suis, on m’invite plutôt à descendre la Rouge en rafting accompagné d’un équipage et d’un guide expérimenté.

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Avant le périple, j’en profite pour m’entretenir avec Céline Grumbach, une kayakiste chevronnée qui joint son expertise aux descentes en rafting pour assurer la sécurité des vacanciers.

Sans surprise, elle partage le même point de vue que ses homologues, constatant que de nombreux riverains ne tolèrent plus le simple fait de croiser leurs véhicules stationnés dans la rue. « Les gens se sont refermés sur eux-mêmes et la pandémie a exacerbé ce phénomène. Ils achètent un terrain pour avoir accès à la nature, mais ensuite refusent de la partager. »

Une tendance qui semble également se reproduire en hiver dans le ski hors-piste.

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Afin de pallier la précarité de ces lieux menacés, les communautés de pagayeurs des différentes régions de la province se partagent les informations concernant les put-in (lieux de mise à l’eau) sur les réseaux sociaux. Ils sont utilisés comme outil pour maintenir un suivi de l’état des lieux, de la sécurité et de l’accessibilité des rives, évoluant constamment en fonction des saisons et des crues.

Céline m’informe que l’objectif est avant tout d’éviter les accidents, sur l’eau comme sur les berges, qui se produisent malheureusement chaque été.

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Moi qui croyais à une descente en enfer proche de la noyade, le rafting offre plutôt un parcours sinueux aux rythmes multiples s’étalant sur plusieurs heures, entre la douceur de voguer sur un plan d’eau magnifique et l’excitation cardiaque de la descente. De plus, une complicité s’établit rapidement avec l’équipage, littéralement « toute dans le même bateau ».

Grâce à la connaissance approfondie qu’a notre capitaine Joey de la rivière, notre conduite est audacieuse, tout en veillant toujours à la sécurité et au plaisir des participants. Le guide nous apprend au passage les noms des rapides croisés : les Tout-nus, la Petite Ourse, le Champignon, la Surprise ou le Seuil à Élizabeth. Plusieurs sont d’ailleurs hérités du temps de la drave.

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Je me souviendrai longtemps du moment où notre navire a chaviré en surfant sur la redoutable « machine à laver ».

Une fois en avoir pris plein la gueule, on se jette à l’eau et on se laisse bercer par le courant avant de faire du portage au-dessus de chutes.

Pendant ce temps, des dizaines de kayakistes-pirates profitent des plaisirs de l’eau vive à bord de leurs petits bateaux multicolores. Certaines scènes ressemblent presque à une scène de Mad Max version écolo. Leur plus grande autonomie leur permet d’explorer les recoins du plan d’eau et de s’amuser pleinement entre nos embarcations pneumatiques.

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Une grande fête fait figure de ligne d’arrivée. Au programme, DJ, food truck et feu de camp pour célébrer ce quart de siècle.

Sur le chemin du retour, je remarque pour la première fois l’abondance d’affiches interdisant l’entrée aux terrains riverains. Cela m’ouvre ainsi les yeux sur la nécessité de protéger les rivières où, du moins, de préserver leurs accès et de garantir que les générations futures puissent également profiter de ces ressources naturelles exceptionnelles, comme j’en ai eu moi-même, le privilège.