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Grève générale : les travailleuses monoparentales privées de leur seul revenu

Pour les mères solos, le coût de la grève s'ajoute à l'inflation.

Par
Florence La Rochelle
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« Normalement, je descends au Saguenay, pour les Fêtes. Mais là, avec le gaz… », lâche *Manon, une enseignante monoparentale de Laval. C’est pas plus d’une soixantaine de dollars qui sépare la mère de deux enfants d’un Noël avec ses proches.

Des festivités « très tranquilles » attendent aussi Marie-France, une prof des Laurentides, et ses trois adolescent.e.s. « Ça va être un premier Noël où vraiment, il va falloir se serrer la ceinture. Acheter un cadeau en ce moment, avec ma marge de crédit, c’est quasiment le payer en double quand les intérêts vont embarquer. Ils vont comprendre, les enfants », explique la mère solo, la mine débitée.

Marie-France n’ose pas penser à la situation de ses consœurs qui font leur entrée en enseignement, elle qui, malgré ses 21 années dans le métier, peine à joindre les deux bouts. « Moi, je suis quand même au dernier échelon salarial. Donc, j’ai un revenu qui est bien – quand j’en ai un. »

En majorité sans fond de grève, les travailleuses de la fonction publique (parce qu’elles sont principalement des femmes) sont déterminées à se battre pour obtenir de meilleures conditions de travail. Mais en attendant, pour celles d’entre elles qui ramenaient le seul salaire de la maison, les semaines se font de plus en plus difficiles – surtout comme la grève a été déclenchée alors que l’inflation rongeait déjà leurs économies.

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Vivre sur le crédit

Pour Manon comme pour Marie-France, il a fallu se tourner vers la marge de crédit, faute d’alternative. « Si j’emprunte de l’argent à quelqu’un, j’aurais juste pas les moyens de le rembourser », lance Manon, qui explique être « 3500$ dans le trou. Des économies, j’en avais pas vraiment, avant la grève. » Rien qui étonne, considérant que la pauvreté touche le tiers des familles monoparentales québécoises menées par les femmes.

Marie-France n’avait, elle non plus, pas les moyens pour se bâtir un fonds d’urgence. « Avant, j’avais un coussin pour les imprévus. Mais, avec les coûts de plusieurs choses qui ont augmenté dans la dernière année, j’en ai plus. Je fais juste m’enfoncer dans ma marge. Je le dis en riant, parce que j’ai pas le choix. » C’est la première fois que la mère de trois ados doit s’endetter, elle qui affirme toujours s’être débrouillée sans avoir à bénéficier de quelconque service d’aide, même si sa situation financière n’était pas simple : « je ne reçois plus de pension de la part du père de mes enfants depuis plusieurs années », précise-t-elle.

Le gel de son salaire s’ajoute à tous les défis financiers qui préoccupent déjà la Québécoise moyenne : « le renouvellement de mon prêt hypothécaire s’en vient en juillet. Je sais que ça va monter. Tous mes électros m’ont lâchée, cette année. Et mon auto – je suis en location – il faut que je la change. »

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Même si Marie-France et Manon espèrent une résolution rapide de la grève, elles sont bien conscientes qu’elles vont vivre les contrecoups économiques de ces semaines de débrayage pendant longtemps. « Oui, quand on va retourner au travail, on va avoir des payes. Mais, pendant un bout, elles vont juste servir à rembourser la marge de crédit », dit Marie-France.

L’enseignante des Laurentides a pensé se trouver une jobine, le temps que les syndicats et le gouvernement parviennent à une entente, pour couvrir quelques dépenses courantes de la maisonnée, mais ce n’est pas si simple. « C’est pas mal plus compliqué que ça. Peut-être qu’il va falloir qu’on retourne au travail, demain matin. Mais personne ne veut nous engager. »

Celle qui tente de garder son calme pour sa propre santé mentale et le bien de ses enfants l’admet : « Je ne dors pas bien. Ça fait 2 semaines que je dors très mal. »

Garder le moral

Entre deux séances de piquetage, les enseignantes me confient avoir le moral à plat. Quand je les questionne, sur ce que les citoyen.ne.s peuvent faire, pour les soutenir, les grévistes sont catégoriques : « ce qui nous aide, c’est vraiment de garder le support de la population. On le sent, le soutien. »

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Les médias couvrent le sujet, les Québécois.e.s en discutent sur les réseaux sociaux, se mobilisent pour soutenir les travaill.eur.se.s de la fonction publique, mais Marie-France ne peut pas s’empêcher de noter qu’elle sent que la vague de soutien s’essouffle : « On a l’impression que l’appui de la population diminue, plus la grève s’éternise. »

Selon elle, il ne faut surtout pas perdre de vue l’objectif de cette mobilisation historique : « C’est une bataille qui va au-delà de nos conditions de travail à nous. Ça fait 21 ans que je suis prof. Je l’ai vu, le système, se dégrader et les conditions s’empirer. »

Et qui en paie le prix?

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Elles, bien sûr, mais surtout les enfants, insiste Marie-France, rappelant que la qualité de services publics est un enjeu qui nous concerne tous.te.s. « Au final, on est tous.te.s dans le même bateau. »

Les coudes soudés

Les mouvements d’entraide qui se sont organisés au sein de la fonction publique, mais aussi entre les citoyen.ne.s de façon plus large, ont démontré qu’il existe une réelle envie de se montrer solidaire aux travailleurs qui tiennent nos services publics à bout de bras.

Mais même si les aides ont été accueillies à bras ouverts, surmonter la honte de devoir y recourir demeure peut-être le plus grand défi pour bon nombre de travailleuses.

« J’ai décidé d’en bénéficier, la semaine dernière. C’est comme piler sur son orgueil, un peu. Je me dis aussi qu’il y en a des pires que moi, et donc que je devrais peut-être laisser ça aux autres », explique Marie-France, qui a emmené ses deux plus jeunes avec elle, à la salle des Chevaliers de Colomb de sa municipalité. « On dirait que j’étais gênée », admet-elle, avant de préciser avoir eu droit à 50$ d’épicerie et 10 denrées. « Ça va m’aider un peu, pour moins m’enfoncer. »

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Quand je demande à Manon si elle a pu, elle aussi, bénéficier des mesures de soutien qui ont été mises sur place dans les dernières semaines, elle me répond : « c’est moi qui aide les autres ». À bout de ressources, la mère monoparentale trouve le moyen d’offrir de son temps aux autres. « J’ai mon garçon qui doit être avec moi, de toute manière. Alors moi, je dépanne la voisine d’en face, et une des mamans des amis à mon garçon. Je les garde 2 à 3 fois par semaine quand je ne fais pas de piquetage. Ils viennent chez moi. Elles, ça leur permet d’aller travailler. Moi, je ne suis pas payée, de toute façon. »

Évidemment, l’enseignante espère que ce ne soit qu’une situation temporaire, qui devrait se résorber avant les Fêtes. Mais, en attendant, difficile de faire face à la réalité.

« Moi, je suis comme dans le déni. Ça ne me donne rien de paniquer. Ça ne sert pas à grand-chose. Mais c’est le moral qui est difficile. »

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Ce sont les petits gestes qui font toute la différence, pour la mère qui soutient que de simples activités avec ses proches lui permettent de retrouver le peu de normalité à laquelle elle tente de se raccrocher. « J’ai une amie qui est venue, en fin de semaine. Elle m’a offert d’aller au Planétarium. Elle est venue chez nous, c’est elle qui a amené le souper, avec une bouteille de vin », raconte-t-elle, le soulagement dans la voix.

Se battre, jusqu’à la fin

La profession d’enseignante habite Marie-France. « J’ai des enseignantes dans ma famille. J’ai toujours voulu faire ça. Dès que j’ai eu à choisir un métier, ça a été enseignante. » À plusieurs reprises, elle le précise : elle adore son métier – une réelle vocation. Mais ça ne l’a pas empêchée d’avoir déjà considéré changer de profession. « C’est qu’on dirait qu’on n’en voit plus le bout. On ne voit pas d’amélioration. C’est vraiment de plus en plus lourd et prenant. »

Se réorienter, ce n’est pas chose simple pour une mère monoparentale de trois enfants. « Je ne peux pas me revirer de bord, retourner aux études, comme ça », explique-t-elle.

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Donc, ce qu’il lui reste, c’est… espérer? « J’ai vraiment espoir qu’avec ce qu’il se passe actuellement, il va y avoir de gros changements. J’espère que je ne suis pas trop naïve. Mais en ce moment, on le paie de notre poche, ce changement-là. »