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Fuir la scène sportive… et retrouver son chemin jusqu’aux JO
J’ai connu Antoine Gélinas-Beaulieu d’abord comme collègue dans un bar étrange sur l’avenue du Parc. Nous faisions partie d’une équipe de misfits dépareillés sur le party qui ne travaillaient que pour payer leur loyer. Il avait un gros septum, étudiait le cinéma, fumait la cigarette et interprétait Philip Glass au piano après les heures de fermeture. On s’est tout de suite bien entendu.
Comme un squelette dans le placard bien gardé, c’est plus tard dans notre amitié que j’ai appris qu’il avait été un patineur de vitesse de haut niveau avant de tout plaquer et de partir vagabonder durant des mois en Inde, au Népal et en Chine, pour aboutir je ne sais comment au même bar sans nom que moi. Nous étions tous à l’époque un peu égarés, entre la vie étudiante et celle adulte, plongés dans le brouillard de la nuit, mais Antoine, lui, était en exil de son passé. C’était en 2013.
Nous avons par la suite pris des chemins différents, alors quand j’ai eu vent qu’il était retourné dans le monde du patin, cette fois à titre d’entraîneur, j’étais surpris. Puis, d’autres nouvelles d’Antoine sont arrivées. Il aurait déménagé à Calgary et s’entraînerait à nouveau pour courser au sein de l’élite. Il aurait retrouvé goût à la compétition en dépit d’un hiatus de trois ans sans chausser les patins. Quand il est revenu s’installer au Québec, il me confiait entre deux pintes son désir de participer aux Jeux olympiques, un rêve qui l’habitait depuis ses tout débuts. C’était en 2016.
Nous voilà en 2022 et Antoine m’accueille tout sourire sous son masque au Centre de glaces Intact Assurance de Sainte-Foy, dans ce nouvel amphithéâtre scintillant où il planche aux derniers ajustements avant le plus grand moment de sa carrière. Ses valises sont prêtes pour s’envoler direction Beijing, où il goûtera, en février prochain, à ses premiers Jeux olympiques.
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Nous nous installons à distance sécuritaire dans les estrades surplombant la glace, et je lui demande d’emblée comment on se sent à l’aube d’un tel événement. « Un sentiment de devoir accompli, répond-il. Je ne sens pas que j’ai quelque chose à prouver. Je veux surtout vivre pleinement l’expérience olympique. Quand j’ai eu la confirmation, ça a été toute une vague d’émotions. Depuis, je surfe sur un nuage. Je n’ai plus de pression, je n’ai rien à prouver à personne. Auparavant, je devais toujours prouver que j’avais ma place. Aujourd’hui, je suis bien, confiant et je me sens d’attaque. »
Il vient tout juste de recevoir la nouvelle qu’en plus du départ groupé, il participera aux étapes du 500, du 1000 et du 1 500 mètres sur longue piste ainsi qu’à la poursuite par équipe. Un agenda chargé l’attend donc dans l’Empire du Milieu. « Les téléspectateurs y verront un guerrier, quelqu’un qui n’a pas peur d’avoir mal, du courage. C’est sûr qu’on va voir mes dents en fin de course », lance l’Estrien de 29 ans en riant.
«Il y a une rivalité silencieuse, mais beaucoup de respect, parce que tout le monde sait ce que ça prend pour finir une course.»
L’épreuve où il a le plus de chances de podium est le départ groupé. Une discipline qui cumule 6 400 mètres suivant un départ simultané souvent chaotique. « Je sais où me placer par rapport aux favoris. Je connais leurs forces et leurs faiblesses. Cette course repose beaucoup sur des stratégies. Tes choix peuvent dicter l’entièreté du rythme collectif. Tu rentres dans une arène contre 15 autres personnes qui veulent la même médaille que toi. Il y a une rivalité silencieuse, mais beaucoup de respect, parce que tout le monde sait ce que ça prend pour finir une course », mentionne-t-il avec humilité.
Celui qui a commencé le patin à l’âge de neuf ans se sent en pleine forme après un camp d’entraînement rigoureux, mais révèle toutefois qu’une certaine liberté lui était nécessaire : « Avec ce qui m’est arrivé dans le passé, j’ai besoin de latitude. Je ne sais pas si ça vient de mes traumatismes, mais si ça ne me tente pas, je dois être capable de le mentionner. Avec mon équipe, nous avons établi une structure d’entraînement avec des objectifs réalistes, et pour les atteindre, il faut prendre le chemin le plus intelligent, qui, parfois est de ne pas s’entraîner, de manger de la pizza et de boire une bière sans culpabiliser. Parce que le nerf de la guerre est la constance. Une certaine liberté permet de garder le cap, d’être régulier. Il faut avoir du fun. Ce n’est pas pour l’extrême discipline que je suis retourné dans le patin. »
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Car le courage d’Antoine, autant sur la glace qu’en dehors, s’inscrit dans une grande histoire de renaissance. En 2018, il s’ouvre publiquement sur les motivations l’ayant poussé à tout abandonner au moment où son palmarès junior s’auréolait de grandes victoires tant sur la scène nationale qu’internationale. Victime de surentraînement et d’épuisement, il flirte avec la dépression et réalise qu’il souffre d’une relation toxique avec son entraîneur, un lien tissé autour du harcèlement et de l’intimidation. Il ne peut plus continuer, tant physiquement que psychologiquement. Il fuit la scène sportive pour amorcer une guérison, un long cheminement de reconstruction.
C’est à cette période charnière de sa vie que nous nous sommes rencontrés dans un environnement de cocktails et de nuits blanches, tout l’opposé d’une hygiène olympienne. Je lui demande s’il joue encore du piano. « Toujours! Mais plus de manière à chercher l’excellence. Quand on s’est connu, j’essayais absolument de performer dans cette pratique, là, c’est juste pour relaxer », confie-t-il d’un ton rassurant.
Je le questionne sur l’attention médiatique à laquelle il doit répondre avant les Jeux : « Ça fait partie du boulot, mais je suis surtout enthousiaste lorsqu’on m’offre une plateforme pour des angles plus humains qui me tiennent à cœur. »
Il fait d’ailleurs partie des intervenants du tout récent documentaire Je croyais en toi réalisé par Sophie Lambert sur les expériences toxiques au sein du sport fédéré. « Je me suis ouvert à la caméra sur l’abus que j’ai connu, souligne-t-il. J’ai également donné des conférences sur le sujet. J’ai commencé à être volubile sur la fracture que j’ai vécue quand les pièces du puzzle se sont mises en place. Ça a pris du temps, mais en parler a été thérapeutique. J’ai consulté, mais ce qui m’a aidé à progresser, c’est surtout de témoigner des réponses positives que j’ai reçues », raconte l’athlète, soucieux d’inspirer comme il le peut.
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Les coulisses de la vie sportive sont parfois bien loin du glamour des caméras. Le parcours des meilleurs est parfois truffé de blessures, de contre-performances, d’épisodes de doutes, de solitudes et d’imprévus. « C’est certain qu’il faut arriver au sommet de sa condition pour les Jeux, mentionne Antoine. Mais il faut toujours être en mesure de s’adapter, de faire face à l’adversité en chemin. Tout récemment, j’ai attrapé le zona. La moitié de mon visage était paralysée. J’ai été presque deux semaines sans pouvoir m’entraîner, alors si tu es trop concentré sur un régime de vie strict et qu’il arrive un accident, ça chamboule tout. J’ai été capable de bien gérer cet obstacle. »
«Les voyages, ça a l’air cool sur Instagram, mais la réalité, c’est que tu as très rarement du temps libre. C’est hôtel, anneau et vol d’avion. On est là pour travailler.»
« Pour moi, ce que je trouve le plus difficile dans la vie d’athlète professionnel, c’est par moment de se sentir comme une pièce de viande qui se fait trimballer un peu partout, poursuit-il. Tu fais tellement partie d’une organisation, d’une structure avec des impératifs. Tout est planifié. On te dit va là, va là, va là. Il y a du monde qui cogne à ta porte à 6 h du matin pour un échantillon d’urine. Les voyages, ça a l’air cool sur Instagram, mais la réalité, c’est que tu as très rarement du temps libre. C’est hôtel, anneau et vol d’avion. On est là pour travailler. Il y a toutes ces responsabilités qui t’enlèvent un peu de ton identité propre. »
« Malgré tout, c’est une vie incroyable, nuance le patineur. Je fais ce que j’aime, je m’entraîne, je vis l’excitation de la compétition et ce qui est génial, c’est l’ambiance des arénas. Chaque place a son essence, ses bruits, son odeur, son atmosphère, sa température, son énergie singulière. En 2018, à Amsterdam, il y avait 25 000 personnes. C’était complètement fou. C’était comme jouer au Centre Bell. Plusieurs anneaux à travers le monde sont exceptionnels. »
Je lui demande si ses proches comprennent bien les différents paramètres de sa vie actuelle : « Mes amis saisissent bien ma réalité, mais les gens ont souvent l’impression que nous sommes des robots, des surhumains. T’sais, j’ai mes downs, il y a des jours où je ne veux pas m’entraîner ni cuisiner, comme tout le monde. Mais chaque fois, je me rappelle que je fais un métier que j’aime. Si, pour garder cette vie plus longtemps, je dois donner mon urine et aller en compétition aux quatre coins de la planète, je le ferai sans problème. Je viens ici par passion, pour patiner, et je réalise que c’est ça, ma job. Il n’y a vraiment rien de plus beau. »
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«Ce que les gens vont voir aux Jeux olympiques, c’est l’aboutissement technique d’une vie d’entraînement.»
Je le questionne sur les subtilités inconnues du patinage de vitesse qui échappent aux néophytes : « C’est un sport où ça peut peut-être avoir l’air facile, mais plus un mouvement est fluide, plus il est représentatif d’un travail minutieux de longue haleine, indique l’athlète. Ce que les gens vont voir aux Jeux olympiques, c’est l’aboutissement technique d’une vie d’entraînement. Un coup de patin naturel dans des angles très prononcés dans un peloton avec beaucoup de pression dans les virages – 2 g, l’équivalent d’un pilote militaire en vol –, c’est des milliers et des milliers d’heures investies. Notre tronc est très compressé, alors pour bien respirer, il est préférable d’avoir un estomac vide. Je vais boire du Gatorade et peut-être des petites barres tendres le matin, mais sans plus. »
Sans vouloir ressasser une mémoire douloureuse à la veille de cette grande épreuve, je lui demande s’il entretient un rapport particulier avec le sol asiatique de son prochain séjour. « Retrouver la Chine, presque dix ans plus tard, c’est des bons et des mauvais souvenirs qui refont surface. C’est une destination où je me cherchais beaucoup. J’avais 20 ans et je n’aimais plus le sport. Je n’avais rien de tangible sur quoi ancrer ma vie. J’étais en plein tourment identitaire. J’y retourne, mais cette fois, je sais qui je suis », lance Antoine avec aplomb.
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« Quand je vais revenir, l’important sera d’être entouré de ma femme et ma famille. Je n’ai pas vu mes parents depuis longtemps. Nous n’avons pas passé Noël ensemble. Il y a eu beaucoup d’inquiétudes liées à la pandémie. Ce sont mes plus grands fans et tout était prévu pour qu’ils viennent assister à la compétition, mais ce sera impossible en raison des contraintes sanitaires », raconte-t-il sans cacher un filet de déception.
Même s’il me partage qu’il ne souhaite aucunement se faire tatouer les anneaux colorés sur la peau, il espère que l’aventure olympique ne se terminera pas là. Les prochains Jeux de 2026, à Milan, sont dans sa mire : « Je vais tout faire pour m’y rendre à nouveau. Je continue de m’améliorer, j’ai un meilleur équilibre de vie, j’optimise mes entraînements en étant plus mature. J’ai une chance. »
En quittant le centre d’entraînement, j’aimerais pouvoir serrer la main de mon vieil ami. Je lui souhaite la meilleure des chances sans la chaleur que j’aimerais lui offrir, emplie d’admiration devant ce souffle d’espérance et de détermination qu’il incarne. Peu importe ses résultats dans la capitale chinoise, il a déjà la plus belle des médailles accrochée à son cou.
Il est possible de suivre le développement de l’épopée olympique d’Antoine sur ses différentes plateformes de diffusion :
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