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Fermer son entreprise, même si les affaires vont bien
Dans le cadre de mon travail, je m’entretiens régulièrement avec des entrepreneur.e.s de tout genre. Qu’il s’agisse d’une légende vivante de l’art visuel ou d’une personne dont le produit sauve nos vies et nos vessies dans les festivals, je me penche sur ce qui fait le succès de ces gens et de leurs entreprises, et surtout, sur les raisons qui les poussent à persévérer malgré tous les défis qui viennent avec l’entrepreneuriat.
Évidemment, posséder une entreprise peut mener à son lot de détresse, et parfois, quand une business ne fonctionne pas (ou plus), il faut savoir jeter l’éponge. Mais c’est plutôt rare qu’on entende parler d’une entreprise qui ferme ses portes alors que tout allait comme sur des roulettes.
L’an dernier, on s’était entretenu avec Jeremy Wilde, copropriétaire du Wilde Cutting Club dans Westmount. Faisant partie des barbiers les plus en vue de la ville, il a récemment annoncé qu’il fermait son établissement. Pas parce que ça ne roulait pas, mais simplement parce qu’il avait besoin d’une pause de la vie d’entrepreneur. Clairement, plusieurs personnes se sont reconnues dans son témoignage publié sur les réseaux sociaux.
On est donc allé passer du temps avec lui dans son salon, alors qu’il entamait les dernières étapes de la fermeture de la shop, pour lui demander comment on fait pour savoir quand c’est le temps d’arrêter, même si ça va bien.
Jeremy, tu avais une entreprise qui allait bien, malgré les défis. Pourquoi décider de fermer maintenant?
On glorifie beaucoup le grind qui vient avec la vie d’entrepreneur, mais on parle rarement du coût mental et émotionnel qui vient avec. Rendu à la fin, ma vie, c’était me lever, prendre mon café, aller au gym, aller travailler, rentrer, souper, regarder un film et m’endormir; à tous les jours. Mais avec l’inflation, en ce moment, tout coûte tellement cher qu’il faut travailler encore plus fort pour toucher moins.
Avec les restrictions de la pandémie et la pénurie de main-d’œuvre, on a dû revoir notre manière de travailler. Je devais donc travailler encore plus, simplement pour pallier le manque d’effectifs et garder le salon ouvert.
Mais le problème, c’est que je me suis d’abord intéressé à ce milieu parce que je voulais couper des cheveux et être libre, parce qu’un modèle de travail 9 à 5 ne me convenait pas. Mais ce que j’étais rendu à faire était encore pire que du 9 à 5!
Est-ce que ça faisait longtemps que tu y pensais?
Non, mais c’est certain que la pandémie a amené des défis. L’un de nos partenaires a quitté l’entreprise, et à la réouverture des salons de coiffure, ç’a été compliqué de trouver des employés. Il y a aussi que lorsque j’ai commencé dans ce métier il y a plusieurs années, ce n’était pas du tout ce que c’est en ce moment, on a vraiment vu une bulle et un bust dans l’intérêt pour ce qu’on appelle les street shops, les barbiers de coin de rue.
L’une des raisons originales qui m’a poussé à ouvrir le Wilde Cutting Club, c’était de pouvoir dire que j’avais ma propre entreprise, dans Westmount. Je n’avais que 24 ans à l’époque, c’était un grand projet! Mais aujourd’hui, c’est peut-être à cause de la pandémie, mais ça ne veut plus dire autant pour moi. Je m’inquiétais pour mes employés, mes investisseurs, ma femme, mais je ne retrouvais plus de gratification personnelle dans le fait d’être celui qui devait tout gérer, tout le temps.
C’est cool de pouvoir dire que tu as une business dans un quartier huppé, mais au bout du compte, les gens n’ont rien à foutre de ce que tu fais, où et pourquoi. Aujourd’hui, si quelque chose ne me rend pas content, ça ne m’importe pas.
Crois-tu que devenir le patron aussi jeune a changé la manière dont tu as évolué dans ta profession?
Rendu à la fin, j’aimais toujours voir mes clients et leur faire de belles coupes, mais j’avais l’impression que c’était un peu à la chaîne, et surtout, pour rester à flots. C’était rendu une corvée, je n’avais plus l’impression de pouvoir faire les choses comme je l’entendais.
En tant que barbier, tu as déjà deux jobs : celle de couper des cheveux, mais aussi celle d’être un pseudothérapeute, le temps d’une coupe.
Aussi, je me suis bâti une réputation assez solide pour être un gars qui fait des projets de qualité, plus que de quantité. Je ne voulais pas me mettre à ternir mon nom si ça devenait apparent pour tout le monde que je me faisais chier. L’excitation n’était plus la même, et mes projets non plus.
Je pensais beaucoup à mon équipe et à ce qui lui arriverait si on fermait, mais je me suis rendu compte que ça ne lui rendait pas service si on restait ouvert et que le patron devenait chiant et lourd : on aurait simplement fermé dans cinq ans parce qu’on aurait été obligé de le faire. Et rendu là, j’aurais perdu de la valeur, dans le sens où j’aurais passé cinq ans à faire des projets qui ne m’emballaient pas et qui ne regardaient pas vers le futur.
Quelle a été la réaction des gens, quand tu l’as annoncé?
Avec ma femme, Jessica, ce qui nous a le plus touchés quand on a annoncé aux gens qu’on fermait, c’est les réponses qu’on a reçues d’autres entrepreneurs, pas seulement dans notre créneau, mais de toutes parts!
Il y avait beaucoup de gens qui nous remerciaient de notre message honnête et vulnérable sur l’impact du salon sur notre santé mentale. On sait qu’on n’est pas les seuls à se sentir comme ça. En tant qu’entrepreneur, on prône tellement d’être à l’abri de ses émotions et d’être braves devant tout ce qui nous arrive, mais il y a un moment où il faut savoir peser sur pause.
Il y en a d’autres à qui ce n’était jamais passé par la tête de fermer leur business, simplement parce que personne ne te rappelle que c’est une option, même si l’argent rentre et que, dans l’ensemble, les choses vont bien.
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Les gens ont peur d’avouer que c’est mentalement taxant de devoir dealer avec autant de personnalités, de coûts qui n’arrêtent pas d’augmenter et de bureaucratie administrative lente et compliquée. Mais quand on est en train de s’occuper de tout ça, on n’est pas en train de faire notre job d’artisan.
En tant que barbier, tu as déjà deux jobs : celle de couper des cheveux, mais aussi celle d’être un pseudothérapeute, le temps d’une coupe. Rajoute à ça tout le côté entrepreneur, et c’est certain qu’à un moment donné, il y a une de ces jobs-là que tu feras en coupant les coins ronds, à long terme.
Qu’est-ce qui va te manquer le plus d’être à la tête de ton entreprise?
Je vais m’ennuyer de mes employés et de l’atmosphère qu’on avait au salon. C’était très gratifiant d’avoir des apprentis à qui je pouvais transmettre mon savoir, et les voir appliquer leurs nouvelles connaissances, c’était vraiment un plaisir. Je suis aussi très fier de la communauté qu’on s’est bâtie dans le quartier. Ça n’a pas été facile au tout début, mais maintenant, on se promène dans Westmount et les gens nous reconnaissent, s’arrêtent pour nous saluer et nous dire qu’ils sont contents de ce qu’on a fait comme coupe à leur fils ou peu importe.
Mais ce qui me manquait le plus, c’était l’amour de créer des coupes de cheveux, d’essayer de nouvelles choses, de reconnecter avec mon métier. J’ai l’impression que dès qu’on a annoncé qu’on fermait, ç’a commencé à me revenir.
je me suis d’abord intéressé à ce milieu parce que je voulais couper des cheveux et être libre, parce qu’un modèle de travail 9 à 5 ne me convenait pas. Mais ce que j’étais rendu à faire était encore pire que du 9 à 5!
Tu t’en vas maintenant à ton compte, mais dans un salon privé. Qu’est-ce que tu espères que ça va changer pour toi?
Je vais commencer par prendre du temps pour me reposer, et passer du temps de qualité avec mes amis. Après tout, mon sobriquet est Wilde, et je n’ai pas eu l’occasion de l’être souvent ces temps-ci.
Je vais me concentrer sur mes projets personnels, mais surtout sur le fait d’avoir une vie saine et équilibrée. Comme celle d’un gars de 28 ans, et pas celle d’un cadre de 45 ans qui a un 9 à 5 et des enfants. Retrouver l’amour du métier et faire des cheveux parce que j’aime ça; c’est mon premier amour, ça me passionne. Je veux prendre le temps de profiter du moment avec mes clients.
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Après, comme je disais, je crois que la pandémie a changé la perception que les gens ont d’un street barber. Je voulais aller vers un salon privé parce que je ne fais que louer ma chaise là-bas, et de là, je peux prévoir mon horaire et mes projets comme je veux. Je vais aussi à un endroit que je trouve très différent, comme les gens qui sont derrière. Ça va clasher avec mon passé dans ce métier, qui n’a été que dans des barbershops, qui ont tendance à être assez machos comme environnement, ce qui ne me colle pas vraiment. Je fais aussi depuis peu de la micropigmentation, et je me plais beaucoup là-dedans, donc j’espère pouvoir en faire plus.
Je ne quitte donc pas la vie d’entrepreneur au complet, mais je deviens le seul patron et employé de ma propre boîte!