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Faire l’épicerie dans un pays en pleine crise économique

Où le yogourt change de prix plus vite qu’il n’expire.

Par
Myriam Selhi
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On trouve maintenant des systèmes antivol sur le thon et le beurre dans les supermarchés. Un reportage d’apparence banal à la radio en direct d’une épicerie de banlieue de Buenos Aires me fait lever l’oreille. Du thon et du beurre. Quand même pas du luxe pour un pays construit sur ses vaches et flanqué de 5000 kilomètres de côte.

Ça fait 14 ans que j’habite en Argentine et ça fait 14 ans qu’on me ressasse « l’imminence de la crise ». C’est vrai que l’économie est bel et bien en déroute depuis un bon moment : huit années sans croissance, les deux dernières en récession. On s’enligne pour une inflation de 55% cette année. À titre de comparaison, au Canada, c’est autour de 1,90%. Mais tout ça, c’est des chiffres.

Le thon et le beurre comme objets de délit, ce sont des faits. Comme des symptômes d’une économie malade, mais qui finissent par passer inaperçus dans la gravité du reste. J’ai donc décidé de filer en direction de l’épicerie à la recherche d’aliments sous sécurité maximale et autres signes superficiels d’une crise profonde.

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La routine des mesures d’exception

Je quitte chez moi en lézardant entre les vendeurs ambulants postés devant l’hôpital voisin. Ils proposent à peu près tout ce qui peut manquer dans une chambre de patient : fleurs, chaussettes, chargeurs de téléphone, snacks, etc. Le chômage a passé la barre des 10% l’an dernier, faisant du travail clandestin un des seuls secteurs en essor.

Ici, tout déboule. D’un jour à l’autre, votre tirelire perd la moitié de sa valeur parce que les bons du gouvernement sont arrivés à terme et que tous les détenteurs ont cashé out en même temps. Panique. Le président prononce un discours plein de lapsus, des milliards de dollars s’exilent, des manifestants s’enchaînent à la Banque Centrale et les sites web des banques sont momentanément indisponibles, le temps que les institutions déchiffrent combien vaut l’argent à présent. Résultat : inflation galopante et monticules d’autocollants de prix majorés à côté de chaque item dans les cartes de restaurant. C’est comme si votre soupe tonkinoise changeait de prix sur le menu aux trois semaines.

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Promeneurs de chiens, danseurs de tango pour touristes, caissiers de dépanneurs, artisans ambulants, tous font preuve d’une maîtrise du jargon macroéconomique qu’on apprend dans un cours aux HEC. Appris à la dure, tout le monde jongle aisément avec les concepts de default, balance commerciale et risque-pays. Tellement habitués de voir le Fonds monétaire international rôder dans leurs plates-bandes, ils l’ont affublé d’un diminutif, el fondo.

Les garanties, ces grandes inconnues

Je prends à gauche au coin de la rue où un jeune policier pitonne sur son téléphone. Il gagne un peu plus du double du salaire minimum tout récemment augmenté à environ 400 piasses par mois. Un montant à peine suffisant pour payer un 3 ½ dans un quartier de Buenos Aires comparable à Hochelaga et rien d’autre. Pas l’Hydro, pas la bouffe, juste le loyer. Les agents sont souvent en quête d’infractions à régler « à l’amiable », surtout à la veille de longues fins de semaines.

Un guichet automatique à côté des casiers ne dispense aucun billet.

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Après quelques centaines de mètres bordés de visages de politiciens en campagne, je franchis l’entrée du supermarché. Un gardien de sécurité m’enjoint de laisser mon sac dans les casiers, « c’est la règle ». Un guichet automatique à côté des casiers ne dispense aucun billet. Il n’y a plus d’argent dedans. C’est normal. Les institutions financières et leurs clients se méprisent ouvertement et le système bancaire est aussi coûteux qu’il est minable.

Quand l’Argentine a fait faillite en 2001, les banques se sont partiellement dédommagées avec les avoirs des clients. Le peuple méfiant est revenu au bas de laine non sans avoir préalablement incendié quelques succursales. Graduellement et avec peu de crédibilité, le système financier regagne du terrain.

Les jeux de la faim

Je m’enfonce dans la première allée, les soins personnels. Les tampons portent un timbre antivol. On pourrait s’attendre à ce que certains produits « haut de gamme » tels les spiritueux et l’huile d’olive soient protégés. Mais là, ce sont des produits de base comme le fromage en tranches, le café instantané, le parmesan râpé ou le chocolat qui sont timbrés d’un collant magnétique.

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Un commis m’explique que la direction exige que tout produit de plus de 80 pesos soit ainsi protégé. Ça, c’est l’équivalent de 2$. Ce qui était une somme substantielle l’an dernier ne l’est plus aujourd’hui. La majorité des voleurs que coince le commis sont des dames d’un certain âge. Dans ces cas-là, il n’appelle pas la police. Il est sûrement au courant que les pensions de retraite ont été amputées de moitié en quatre ans.

Cependant, les débâcles économiques n’ont rien de nouveau au pays de Lionel Messi, Evita et du pape François. Derrière leurs lunettes à double foyer, certains diront qu’ils en ont vu d’autres : hyperinflation, troc, bons d’échange, changements de devises, monnaies parallèles, marché noir. Les crises sont cycliques. Mais à coups de quatre trente sous pour une piasse, ça finit par coûter cher de répéter la même histoire.