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Depuis lundi, les éducatrices en milieu familial du Québec font la grève. Elles négocient depuis 18 mois avec le gouvernement et ça achoppe: elles veulent de meilleurs salaires, mais le ministre de la Famille trouve leurs demandes déraisonnables.
Il y a un peu plus d’un mois, c’était les débardeurs du port de Montréal qui faisaient la grève. Et avant, les employés de Swissport, les travailleurs du CN, les syndiqués de la SEPAQ, les chauffeurs de taxi…
Le Québec a une tradition syndicaliste forte. Que ce soit au tournant de la révolution industrielle, en pleine Grande Noirceur ou portés par la Révolution tranquille, les travailleurs québécois se sont battus (et se battent encore) pour de meilleures conditions de travail. Mais il faut dire que les choses ont bien changé depuis les grands mouvements syndicalistes.
«Dans les années 76 à 96, on avait en moyenne 320 conflits de travail par année», m’explique Marc-Antonin Hennebert, professeur titulaire au département de gestion des ressources humaines des HEC. «Dans les années 2006 à 2015 on est tombé à 85.»
Mais après avoir atteint un plancher presque historique en 2011 avec seulement 58 arrêts de travail, la tendance à la grève a repris de la vigueur à partir de 2012. En 2018, 222 conflits de travail ont été enregistrés.
On n’arrête pas le progrès
Et en 2020? «Il y a une culture qui fait en sorte qu’on a une certaine paix industrielle au Québec. Les parties décident de convenir entre elles, sans utiliser de moyens comme le lockout et la grève», m’explique le président de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), Daniel Boyer.
Les entreprises et les employés utilisent de plus en plus des outils comme la médiation ou l’arbitrage pour résoudre leurs différends. Ce qui fait qu’environ 95% des conventions collectives sont négociées sans conflits de travail (quand même!).
«des fois des gens nous disent ‘‘il y a moins de grèves parce que vous êtes moins combatifs’’, ça n’a rien à voir. Le monde du travail a changé.»
Jacques Létourneau, président de la Confédération des syndicats nationaux du Québec (CSN), indique quant à lui que les dynamiques de relations de travail se sont elles aussi améliorées: «Des fois des gens nous disent ‘‘il y a moins de grèves parce que vous êtes moins combatifs’’, ça n’a rien à avoir. Le monde du travail a changé.»
Les dirigeants d’entreprises sont plus souvent formés pour être de bons leaders, les départements de ressources humaines comprennent mieux comment gérer les relations de travail et les groupes syndicaux savent mieux se faire entendre.
«L’existence d’un syndicat dans un milieu de travail fait en sorte qu’il y a à un moment donné une certaine maturité de la convention collective. Si en 1970 tu t’es syndiqué, et que tu t’es tapé sur la gueule avec le boss dans deux, trois gros conflits de travail, ça se peut que, depuis, les relations de travail aient changées», précise Jacques Létourneau.
Pas une partie de plaisir
D’un autre côté, faire la grève ce n’est pas simple.
Premièrement, il faut être syndiqué. Au Québec, 38% des travailleurs sont syndiqués (c’est le plus haut taux en Amérique du Nord en passant), ce qui fait qu’il y a quand même plus de 60% des travailleurs, pour qui faire la grève n’est pas vraiment possible.
Ensuite, ça prend un vote favorable de la majorité des membres du syndicat. «Le plus important c’est la mobilisation des membres. D’avoir des membres qui sont derrière leur syndicat, qui sont conscients des enjeux et qui sont prêts à se battre. Si on n’a pas ça, c’est très difficile de déclencher une grève et surtout de la soutenir», explique Marc-Antonin Hennebert.
«Contrairement au mythe: il n’y a jamais quelqu’un qui vote une grève de gaieté de coeur.»
Parce que déclencher une grève, c’est prendre un pas mal gros pari.
«Contrairement au mythe: il n’y a jamais quelqu’un qui vote une grève de gaieté de coeur. Ça reste l’arme ultime des travailleurs pour faire pression sur l’employeur en temps de négociations», me dit le président de la CSN.
«[En allant en grève], les travailleurs se privent d’un certain revenu pendant un certain temps. Les syndicats importants du Québec ont des fonds de grève, mais ça n’équivaut pas à un salaire», précise quant à lui le président de la FTQ.
Ça peut aussi coûter cher psychologiquement. Si certaines grèves mènent aux concessions voulues de la part des patrons, d’autres n’ont pas les résultats escomptés. Et impossible de savoir d’avance si nos efforts vont porter fruit: il n’y a pas de recette magique pour réussir sa grève.
Et quoi maintenant?
Alors pourquoi est-ce qu’on fait encore la grève? Pour Daniel Boyer, il faut revenir à la base: «Qu’est-ce qui amène les gens à s’indigner? C’est l’injustice.»
De l’injustice et de l’indignation, il y en aura toujours (certains internautes diront même qu’on s’offusque de tout et de rien aujourd’hui). En 2020, les conflits de travail ne portent plus seulement sur les questions salariales: on parle d’horaires, d’heures supplémentaires, de conciliation travail-famille, etc.
Pandémie oblige, il faudra s’ajuster plus vite que prévu à ces nouvelles réalités. Ce qui peut inclure pour les syndicats de revoir leur manière de faire, mais aussi d’envisager des changements légaux.
«Le droit de grève c’est un droit émotif, les conditions de travail, ça touche le cœur de la santé financière des gens.»
Et en ce qui concerne le droit de grève, c’est plutôt compliqué. Pour le modifier, il faut aussi modifier le Code du travail.
«Ce n’est pas facile de changer les lois du travail parce que le patronat se soulève et le syndicat aussi. Le droit de grève c’est un droit émotif, les conditions de travail ça touche le cœur de la santé financière des gens», rappelle Marianne Plamondon, avocate associée chez Langlois avocats et chargée de cours en droit du travail à l’Université McGill.
Certains ont tenté par le passé de moderniser le Code du travail, mais sans résultat. Cette fois, Québec dit vouloir agir réellement et revoir les lois qui balisent le monde du travail.
Mais pour le Conseil du patronat du Québec, mieux vaut prendre le temps de bien faire les choses: «Certains groupes voudraient utiliser la situation actuelle temporaire pour moderniser des lois importantes. Je pense qu’il faut faire attention», explique son président, Karl Blackburn.
La grève: c’est pas une raison pour se faire mal!
Ce qui est certain, c’est que le monde du travail a été bouleversé dans les derniers mois et de nombreuses études prédisent que le télétravail est là pour rester.
Pas simple de faire la grève quand on est tous chez nous…
«Le syndicalisme va devoir survivre aux transformations assez radicales que le monde du travail va connaître. Je suis convaincu que des formes de représentation seront toujours pertinentes, mais il va falloir que les syndicats s’adaptent», répond Jacques Létourneau de la CSN.
Déjà, avec de meilleures conditions de travail et des moyens plus affinés pour régler les conflits employeurs-employés, certains se demandaient (même avant la crise sanitaire) si la grève avait encore sa place.
Une perspective dangereuse, selon Daniel Boyer: «Si on enlevait le droit de grève, on aurait des conflits encore plus importants. C’est beaucoup la menace qui force les parties à convenir de conventions de travail que l’exercice comme tel du droit de grève.»
«À la fin, personne ne gagne de ces confrontations-là et souvent ça laisse des marques dans les relations de travail.»
Mais on sent quand même que la tendance actuelle est davantage au dialogue et à la conciliation. Ce qui n’est peut-être pas une mauvaise chose: «Le régime du travail au Québec a été fondé sur la confrontation et les positions antagonistes. Mais à la fin, personne ne gagne de ces confrontations-là et souvent ça laisse des marques dans les relations de travail», précise l’avocate Marianne Plamondon.
«Dans l’avenir, ce qu’on souhaite tous, c’est d’éviter d’avoir des conflits de travail qui risquent d’avoir des impacts autant pour les employeurs que pour les employés», me dit quant à lui le président du Conseil du patronat.
Au fond, on veut tous juste mieux s’entendre (et s’écouter), non?
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