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Être le premier membre de sa famille à aller à l’université

Les étudiant.e.s de première génération ressentent souvent une immense pression de performance.

Par
Emmy Lapointe
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J’ai fait mon secondaire dans la seule école publique francophone de la Haute-Ville de Québec. Comme beaucoup d’autres jeunes relativement privilégié.e.s, j’ai passé mes cinq années d’adolescence au PEI (programme d’éducation internationale bien en vogue en 2010). À 12 ans, je savais déjà que j’irais à l’université comme tout le reste de ma classe. On ne nous a parlé pratiquement que des programmes pré-universitaires et turns out, ça a fonctionné. Sur 32 élèves, 30 d’entre nous sont allé.e.s à l’université. Et de ce que je sais, près d’une dizaine se sont rendu.e.s aux cycles supérieurs.

Mon meilleur ami, Florent, était dans la classe de niveau régulier à côté. On ne leur parlait pratiquement que de DEP (diplôme d’études professionnelles) ou de techniques. On tenait pour acquis qu’eux, leur avenir, c’était ça. Pas que ce soit moins bon qu’un bac, mais on n’est pas stupides, on sait ce que ça veut dire socialement parlant. Même si la moitié de la classe de « régulier » s’est rendue à l’université, elle n’y était pas encore qu’on lui disait implicitement que ce n’était pas vraiment sa place.

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Au-delà du discours ambiant de l’institution scolaire elle-même, la famille et le milieu desquels on provient teintent immanquablement notre vision de l’éducation et de la place qu’on pourra s’y faire.

Comme Mulan

C’était un soir au printemps dernier, le couvre-feu venait d’être levé. Florent et moi, affalés sur mon divan au lieu de travailler, comparions les versions françaises et québécoises des chansons classiques de Disney. On s’entendait pour dire que toutes les versions québécoises étaient meilleures à l’exception de Comme un homme de Mulan.

Pour les ignares, Mulan, c’est l’histoire d’une guerrière chinoise qui, pour racheter l’honneur de son père et de sa famille, se fait passer pour un homme et réussit à vaincre les Huns.

Avec Florent, on échangeait sur la fin du film, quand Mulan revient de la guerre et qu’elle redonne à son père l’amulette et l’épée en symbole de l’honneur racheté. Et son père de lui répondre (tout en la prenant dans ses bras) : « Le vrai honneur, c’est de t’avoir comme fille, Mulan. »

Pour Florent, Mulan, c’est lui. Sauf que ce qu’il rapporte à ses parents, ce sont des bourses et des contrats à la pelletée. C’est un peu un genre de : « Regardez ce que j’ai fait grâce à vous et pour vous. »

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Sentiment d’imposture

Un peu avant la pandémie, l’étude Sous ta façade faisait état de la santé mentale chez les étudiant.e.s. Sans surprise, le constat était alarmant. Près de la moitié des étudiant.e.s présentaient des symptômes dépressifs de modérés à graves et/ou un trouble anxieux. Pas moins de 10 % des étudiant.e.s avaient pensé s’enlever la vie au cours des 12 derniers mois. Et avec la pandémie, ces enjeux ne sont devenus qu’encore plus criants.

Si ces statistiques sont effarantes, il faut savoir qu’elles ne représentent que la moyenne de données provenant de plusieurs groupes d’étudiant.e.s plus ou moins à risque de développer de tels symptômes. Toujours selon ce rapport, dans les groupes plus à risque, on retrouve les étudiant.e.s étranger.ère.s, les étudiant.e.s issu.e.s de la diversité sexuelle et de genre et les étudiant.e.s de première génération, c’est-à-dire ceux et celles qui sont les premiers de leur famille à aller à l’université.

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En fait, c’est que souvent, les étudiant.e.s de première génération vont vivre ce qu’on appelle le transfuge de classe : ils et elles s’inscrivent dans une sorte de rupture filiale en mettant les pieds à l’université, parce que personne de leur famille ne l’avait fait avant eux. Et ça crée une espèce de double fracture identitaire. En cours, ces étudiant.e.s sentent qu’iels n’appartiennent pas au monde académique (incompréhension de certaines références ou codes sociaux), mais une fois un certain bagage acquis, iels retournent à la maison, et le pont avec leur famille est plus dur à construire, parce qu’iels n’appartiennent plus vraiment au même monde qu’elle, si on veut.

Le transfuge de classe vient donc à la fois avec un sentiment d’imposture et de culpabilité.

Se prouver

Florent n’a pas échappé à cette rupture-là. Il est entré à l’université et a connu un succès fou : une moyenne extrêmement élevée, des contrats de recherche et de tutorat, des conférences, des projets d’envergure dans des institutions reconnues, toutes les bourses, une reconnaissance du corps professoral, etc.

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Mais entre les nuits blanches et les breakdowns, l’université lui a sans doute fait beaucoup plus mal qu’à d’autres. Ce qui l’a peut-être le plus brûlé, c’est le sentiment de devoir sans cesse prouver que sa place était bel et bien à l’université.

Après ça, comment on fait pour régler cette rupture? Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question, parce que ce n’est pas ce que j’ai vécu et je ne pense pas être capable de prendre la juste mesure de ce que ça peut représenter dans la construction identitaire de quelqu’un.

Alors, je me fie à ce que disent les chercheurs et chercheuses des cultural studies sur la question du transfuge de classe. Un gros bout du chemin doit être fait du côté des professeur.e.s, parce que mine de rien, ils et elles représentent l’autorité. C’est en grande partie le corps professoral qui réintroduit une hiérarchie – il y a une façon de faire à l’université, une façon d’être, et celles-ci sont imposées par le haut.

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À l’heure actuelle, Florent et moi rédigeons notre mémoire de maîtrise, et après, ce sera le doc. Je ne vous cacherai pas qu’on vise une carrière universitaire. Rien n’est fait encore, mais si ça finit par être le cas, j’espère qu’on sera capables d’une vraie introspection sur notre enseignement, qu’on sera pleinement conscient.e.s de nos biais et de la hiérarchie qu’on construit, et qu’on laissera de la place à ceux et celles qui veulent critiquer l’espace universitaire.