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Être artiste quand le public n’est plus là
«Sans ces gens-là, t’es de nouveau un vendeur chez Future Shop», rappelait Khadija Badouri à son fils, Rachid, en le voyant refuser un autographe lors de ses débuts de carrière. Depuis, l’humoriste affirme ne plus jamais avoir décliné de photo ou de signature. «Mon public, je lui dois tout», affirme-t-il avec assurance aujourd’hui.
Si la culture est un corps, le public en est le cœur, l’organe qui le garde en vie. Performer devant un public, c’est le métier des musiciens, humoristes, acteurs de théâtre, et tous ceux et celles qui offrent le fruit de leur talent à des gens venus s’abreuver de leur spectacle. Leur présence est vitale pour le travail (et le gagne-pain) de nombreux artistes.
S’adapter au silence
Avec l’arrivée de la pandémie, ce lien spécial avec le public a été coupé sans préavis, donnant à l’exercice du métier un sentiment d’inachevé.
«Je pense que j’ai réalisé à quel point cette job m’aidait moi avant d’aider les autres.»
«Leurs réactions ont une influence sur le spectacle», affirme Hugo Bastien, copropriétaire de la Wresting Improv’ Montreal (WIM), où lutte et improvisation se mêlent. Lors des spectacles, les lutteurs adaptant leurs shows selon les encouragements et huées des gens du public. «Ils font tout.»
Cette coupure de l’audience apporte aussi son lot de remises en question. À un tel point qu’Hugo Bastien s’est demandé pourquoi il faisait ce qu’il faisait. «Je me suis toujours dit qu’on faisait ça pour le public, mais là, cette année, vu qu’on a moins eu ce contact, je me suis dit: ‘bah là, je fais ça pour moi’.»
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Retrouver sa place
Et il n’est pas le seul. «C’est comme si je courais depuis deux ans dans la musique en regardant seulement mes pieds et m’assurer que je tombais pas», illustre le rappeur Kirouac. «La pandémie m’a fait relever la tête, regarder autour de moi et prendre conscience du fond dans lequel je suis.» Selon lui, ce processus était nécessaire pour créer par la suite un art plus honnête, aussi bien envers son public qu’envers lui-même. «Je pense que j’ai réalisé à quel point cette job m’aidait moi avant d’aider les autres.»
«Il y a toujours un côté de toi qui a peur d’être oublié et que les gens soient passés à autre chose.»
Ce passage de l’effervescence au silence a dérouté Kirouac et son partenaire de duo Kodakludo, dont le tout premier album, Les Gradins, a vu le jour à l’été 2021. «Ça a été vraiment bizarre comme expérience de sortir un album en temps de pandémie», constate Kirouac. «Pendant les spectacles, c’est là où on voit la vraie réaction des gens.» Privé de ce contact, il ne reste plus que des statistiques d’écoutes, le rapport à la musique se transformant d’humain à robotisé.
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Trouver d’autres avenues
Et avec ce silence prolongé vient la peur naturelle de l’oubli. Lorsque la pandémie a frappé, l’humoriste Simon Gouache venait à peine de commencer son second one-man-show Une belle soirée. L’année qui s’est suivie a été pour lui riche en changements — il est devenu père d’une petite Maëla — mais a aussi été le début d’une attente anxiogène. «Il y a toujours un côté de toi qui a peur d’être oublié et que les gens soient passés à autre chose», partage-t-il.
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«Le chemin pour être indépendant financièrement avec la musique va être plus long, mais sur le long terme, ça va rapporter.»
Avoir vécu du stand-up depuis maintenant dix ans rend Simon Gouache «chanceux» d’avoir pu organiser ses finances de manière à ne pas être dans le besoin. Comparée aux autres années, cependant, la rudesse de 2020 s’est tout de même fait ressentir. «C’est sûr que ça n’a pas été l’année la plus lucrative de ma vie», reconnaît-il. «J’ai eu la chance de pouvoir faire quelques petits contrats qui m’ont permis de payer mes frais.» Notamment ses capsules de conseils énergétiques pour Hydro-Québec.
Pour Kirouac qui, en parallèle de la musique, travaille dans la restauration, la pandémie lui a appris à ne pas prendre ce support pour acquis. «Je me sens très chanceux d’avoir un emploi qui me permet d’avoir un certain niveau d’assurance et de sécurité», réalise-t-il. Lui qui n’avait qu’une seule hâte, vivre enfin de son art, prend à présent conscience qu’un marathon est sans doute préférable à un sprint. «Le chemin pour être indépendant financièrement avec la musique va être plus long, mais sur le long terme, ça va rapporter.»
The show must go on
«Je déteste le mot “réinventer” parce qu’on l’a tellement entendu pendant la pandémie», explique l’humoriste Rachid Badouri, optant pour le terme «recycler». Pour lui, renaître de ses cendres tenait plus de la nécessité que du choix. «J’ai été capable de m’adapter, pas parce que je suis un superhéros, mais parce que j’ai une famille.»
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En se tournant vers Tiktok l’année dernière 2020, Rachid ne s’imaginait pas rencontrer un tel succès sur cette plateforme. Et pourtant, plusieurs mois plus tard, son compte s’élève déjà à 1,7 million d’abonnés. «Les membres de ma famille sont devenus mes acteurs de soutien», rit-il, son père étant même un grand favori des spectateurs. Sur cet espace, Rachid a pu retrouver son audience, mais aussi en toucher d’autres encore. «J’ai gagné ma reconnexion avec mon public québécois, avec les jeunes que j’avais un peu perdus en étant 7-8 ans en France et avec mon public français aussi», se réjouit-il.
L’intangibilité du virtuel
«il y a rien comme être dans la même pièce qu’un être humain, le prendre dans les bras, le regarder dans les yeux»
Pour Hugo et la WIM, se «recycler» a été l’occasion d’assouvir une envie de longue date: celle de lancer une web-série. Si l’idée les avait déjà effleurés avant la pandémie, c’est la coupure de 2020 qui en a provoqué l’exécution. Grâce à une subvention du Conseil des arts, le projet «COWIM 19» avec en vedette les lutteurs et lutteuses dans leur quotidien pandémique a ainsi pu naître.
Si les vues indiquent que le public était au rendez-vous, Hugo estime malgré tout que «avec le web, le succès est difficile à palper», car rien ne vaut les réactions immédiates et spontanées en présentiel. «Les gens qui aiment ça, souvent, ils vont pas l’écrire», ajoute-t-il. «Encouragez les artistes que vous aimez. C’est ça qui donne de la drive.»
Nouveau monde, anciennes traditions
«C’est historique ce qu’on a vécu», réalise Simon Gouache. «Ce sera plus jamais pareil et c’est normal.» À la genèse de la pandémie, il se souvient des premiers 5 à 7 virtuels et de l’atmosphère bon enfant qui accompagne toujours des situations inédites. Puis, très vite, le virtuel est devenu une réalité. «On s’est tous rendu compte qu’il y a rien comme être dans la même pièce qu’un être humain, le prendre dans les bras, le regarder dans les yeux», constate-t-il. «C’est la même chose avec le divertissement.» Malgré qu’une nouvelle normalité soit à présent inévitable, il espère encore que certaines traditions du monde d’avant subsistent.
«La frénésie de rentrer dans une salle, de chercher ta place, de t’asseoir, les lumières tamisées, le spot rouge… c’est indémodable.»