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Est-ce qu’on est devenus des clients de merde?
Je me souviens de la réouverture des bars et des restaurants, après les derniers confinements. L’été commençait à se pointer le bout du nez, les terrasses rouvraient, et les gens revenaient à la vie. Un réel sentiment de joie de vivre se faisait sentir; clients et employés étaient heureux de se retrouver. Avec les équipes de service, on était bienveillant, poli, on voulait les remercier.
Mais cela n’a apparemment pas duré très longtemps.
Ce week-end, en discutant avec des amis du monde de la restauration, le constat général semblait être que depuis la pandémie, on n’est plus du monde! Impolis, incivilisés, impatients, geignards : on rend vraiment la vie dure aux gens qui tentent de nous aider. Sans compter nos demandes spéciales et les questions stupides qu’on leur pose. L’enfer!
Après un petit appel aux témoignages sur Instagram, j’ai vite été inondé de messages d’amis d’un peu partout dans le monde qui le confirme : on est vraiment devenus des clients de merde.
Mais qu’est-ce qui peut bien causer ce genre de comportement? Est-ce qu’on est vraiment si pires que ça, ou est-ce que les employés ont juste un seuil de tolérance beaucoup plus bas pour notre bullshit? À travers les témoignages d’employés et une conversation avec la Dre Laura Hambley, psychologue organisationnelle, conférencière et professeure adjointe à l’Université de Calgary, j’ai tenté de répondre à cette question.
Le virus de l’impolitesse
« Est-ce que c’est moi, ou les gens sont devenus farouches? », demandait il y a quelques mois un utilisateur sur Reddit, après avoir eu une engueulade dans un cinéma pour avoir demandé à la dame à côté de lui de cesser de parler au téléphone durant le film.
Sous cette publication, une tonne d’histoires du genre abondent. Les incidents violents causés par des clients sont en hausse à travers plein d’industries du service, des restaurants aux avions en passant par les chauffeurs de taxi et les fonctionnaires.
« On ne s’en rend pas compte, mais nous sommes tous à fleur de peau », m’explique Dr Hambley.
Avec Madeline Springle, elles ont tenté de mieux comprendre ce phénomène, et en ont publié un article dans The Conversation. La vie avançait déjà très vite avant la pandémie, raisonne-t-elle, mais la pandémie a énormément accéléré les choses. « On a plus de problèmes, et on veut qu’ils soient réglés rapidement, parfois avec des attentes qui ne sont pas réalistes. »
Durant la période forte de la pandémie, nos instincts de survie ont été hautement suscités. On était face à une menace invisible et chaque fois que les choses semblaient aller mieux, ça ne prenait pas longtemps avant qu’une autre mauvaise nouvelle arrive! On ne commence que maintenant à avoir les preuves empiriques de ce que la plupart des experts considèrent comme une crise de santé mentale.
Les niveaux de stress et d’anxiété, entre autres, ont atteint de nouveaux sommets, et les effets sur notre cerveau peuvent se faire sentir des mois, voire des années, plus tard. Puis est finalement venu le moment d’un retour à la « normale », durant lequel les gens se sont rendu compte que « normal » n’existait plus. La vie a changé, de manière irrémédiable. Et ça, c’est sans compter d’autres facteurs, comme l’incertitude économique, les aléas de la chaîne d’approvisionnement et, surtout, la pénurie de main-d’œuvre.
« Les gens sont impatients et déversent leur fiel sur les employés qui sont là pour les aider. Ce qu’ils ne réalisent pas forcément, c’est que la plupart des commerces manquent d’employés. Il n’y a simplement pas assez de gens pour faire tout ce qu’il y a à faire, c’est aussi simple que ça. Maltraiter ces gens-là, c’est assurer un mauvais service pour tout le monde! », dit Dr Hambley. Il y aussi le fait que l’incivilité et l’impolitesse sont contagieuses. À la manière d’un virus, y être exposé peut être dangereux, et les études le démontrent:
« l’impolitesse active un réseau sémantique de concepts reliés dans l’esprit d’un individu, et cette activation influence les comportements hostiles chez ces individus. »
C’est-à-dire qu’être témoin d’incivilité peut nous mener à perpétuer ce genre de comportement. Des recherches auprès de gens qui travaillent dans des métiers de service de première ligne indiquent que « 85 % se déclarent agacés, 80 % sont contrariés et 75 % sont en colère. En outre, 61 % se disent angoissés et 43 % se sentent menacés. »
Moi? Mais je suis le client. C’est certain que ça ne peut pas être de ma faute…
Je demande à Dr Hambley si vraiment les clients sont le problème. Comment est-ce qu’on sait que ce n’est pas simplement les employé.e.s qui sont moins tolérants?
« C’est vrai qu’il y a eu ce que j’appelle la ‘grande réévaluation’, explique la psychologue. Les gens ont eu le temps de se demander où ils veulent vivre, qu’est-ce que je veux faire du restant de ma vie, maintenant que j’ai eu ce genre de reset, et du temps pour y penser. Les gens dans l’industrie du service ont, dans la plupart des cas, eu encore plus de temps pour faire cet exercice, puisque les restaurants et les bars étaient complètement fermés. Ces gens-là ne voulaient plus travailler dans des milieux toxiques, ne voulaient plus être sous-payés et ne voulaient pas avoir à composer avec des clients abusifs. »
Mais en tant qu’humains aussi, font remarquer dans leur article Dr Hambley et Madeline Springle, on a oublié comment être courtois. La réduction drastique, instantanée et prolongée de nos interactions avec les autres face à face a eu une incidence considérable sur notre sociabilité.
C’est un instinct primitif : plus on est en retrait de sa société et sa communauté, plus il devient difficile de développer de l’empathie et de la patience.
De plus, plusieurs souffrent du « courage du clavier », c’est-à-dire qu’ils reproduisent leur moyen de communiquer sur internet dans la « vraie » vie. Ça peut se manifester par une absence complète de salutations ou de marques de courtoisie et de politesse, ou de manière plus virulente, par exemple, lorsque les gens ressentent le courage de dire ce qu’ils pensent sans s’attendre à ce qu’il y ait de réelles conséquences.
Encore une fois, cela participe à la crise de santé mentale souvent évoquée par Dre Hambley. On note des hausses records de niveaux d’anxiété, de stress et de dépression. « Les gens ont la mèche beaucoup plus courte, et ont une moins grande réserve d’énergie pour naviguer adéquatement des situations qui, autrefois, auraient semblé bénignes. Et ça c’est valide autant pour les clients que les employés. »
Un genre de service différent
L’aspect économique n’est pas non plus à négliger, dans cette situation. Pas besoin de vous le dire, tout coûte plus cher. Même qu’il semblerait que les restaurants sont un des endroits où les hausses de prix ont été les plus modérées.
Évidemment, si on paie cher pour quelque chose, on s’attend à une bonne expérience. Mais le fait que vous payez le gros prix ne veut absolument pas dire que la personne qui vous sert se fait bien rémunérer. Parmi les gens à qui j’ai parlé, que ce soit à New York, à Toronto, au centre-ville de Montréal ou même à Berlin, les réponses les plus positives venaient généralement de gens qui travaillaient dans des établissements gastronomiques haut de gamme.
« T’as le top 5% de nos clients qui étaient déjà vraiment cool qui sont devenus encore plus gentils, depuis qu’on a rouvert. Et le 10% le plus chiant, au bas de l’échelle, est devenu d’autant plus chiant. Et t’as le reste, qui sont essentiellement pareils », me dit Matt à propos de sa clientèle dans un restaurant berlinois très couru et cosmopolite.
Pour Kevin, qui travaille dans un restaurant fast casual du Plateau-Mont-Royal, « les clients s’attendent définitivement à plus, et plus rapidement, depuis qu’on a dû augmenter nos prix. Mais je crois que ça va se calmer dans un an, une fois que les gens auront réalisé que 1) les bons ingrédients, frais, locaux et bio, ça coûte cher et que 2) trouver des gens qui savent bien travailler ces produits, ça coûte cher aussi! »
Des airs de déjà-vu
Tout cela me rappelle il y a 15 ans, lors de la dernière crise financière mondiale, alors que je commençais à travailler en restauration et qu’un grand changement s’effectuait. Peu à peu, les nappes blanches ont laissé place à des tables de beau bois. Les serveurs en costume et cravate se sont tatoués, se sont mis à se pencher pour parler aux clients à leur niveau, ce qui aurait été impensable quelques années auparavant. En cuisine, les chefs qui gueulaient et pétaient des coches ont laissé place à des cuisiniers plus doux, créatifs et bienveillants.
Bref, le restaurant, qui était devenu prohibitivement cher et guindé, se démocratisait. Et c’est pour le mieux: ces petits changements, à la base forcés par une économie chambranlante, ont donné un tout nouveau style de restos, et Montréal se retrouve en tête d’affiche de cette scène foodie. Mais ça, c’est à condition que les gens acceptent de travailler dans ces endroits, ce qui dépend en grande partie de nous, en tant que clients.
Alors peut-être, qui sait, que ce moment représente le début d’un nouveau genre de service, plus familier pour éviter l’asservissement, ou plus austère et autoritaire pour signaler un détachement face aux attentes du client.
Soyons fous: peut-être même que c’est le moment d’abolir les pourboires et de payer décemment les employés.
« Je crois que les gens vont apprendre et évoluer. Les gens ont tendance à beaucoup apprendre, lors d’événements compliqués. Je crois que ce qu’on verra, ce sera une guerre des restos pour proposer le meilleur service aux gens. Les endroits qui ne s’adapteront pas ne survivront pas, estime la Dre Hambley. Les restaurants qui ont des patrons qui sauront être aussi à l’écoute de leur clientèle que de leurs employés, leurs besoins et leurs limites, seront en position de gagner. »
Soyons clairs, le caca mou de la personne méprisante avec les employés de restaurant, c’est inévitable. Lorsqu’il est question de quelque chose d’aussi peu consensuel que la nourriture, il y aura forcément des gens qui seront déçus, et c’est leur droit. Par contre, il n’y a vraiment aucune raison de croire que c’est correct de demander un plat spécial à la cuisine, que le DJ joue votre chanson au club, ou que la bartender mettra un peu plus d’alcool dans votre drink parce que vous lui avez fait un clin d’œil en le demandant. Et c’est encore moins acceptable de péter sa coche à l’employé sous-payé qui a tenté de vous servir en faisant son possible, de refuser de laisser un pourboire, ou d’aller laisser un message vitriolique sur Google Reviews.
Parfois, quand on veut que les choses soient faites d’une certaine manière ou à une certaine vitesse, c’est plus simple et moins cher de rester chez soi!