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Est-ce que les livres pour enfants sont devenus trop moralisateurs?

Coudonc, on a-tu perdu le fun de la littérature jeunesse ?

Par
Gabrielle Tremblay-Baillargeon
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Un soir, en parcourant la bibliothèque de ma fille pour choisir des albums à lire avant le dodo, je suis arrivée à un constat étonnant : tous les livres de notre collection (ou presque) incluaient une « belle morale » à la fin.

Que ce soit Lucien Supersensible sur les enfants hypersensibles, Tu peux sur les stéréotypes de genre ou encore Ratatin sur le gaspillage de l’eau (ben oui), tous nos albums – aussi jolis et amusants soient-ils – semblent un prétexte à ouvrir la discussion sur des enjeux de société. Et à 20h passées, ni ma fille ni moi n’avons nécessairement envie de nous plonger dans des conversations profondes.

Même si c’est pratique d’avoir ces albums-là comme outil pédagogique (c’est difficile d’être contre la vertu), je me suis demandé : coudonc, on a-tu perdu le fun de la littérature jeunesse? Avec tout ça, on est loin de De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête de mon enfance. Est-ce que je suis en train de transformer mes moments de lecture en séances de coaching woke?

Mais surtout, est-ce que les enfants aiment vraiment ces livres-là ou préfèrent-ils des affaires comme Pétunia, princesse des pets?

J’ai décidé d’enquêter là-dessus.

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Une tendance à la hausse

En premier lieu, je devais valider mon impression auprès de gens de l’industrie du livre. On s’entend que la bibliothèque de Violette, 3 ans, n’est pas un échantillon super représentatif. Alors, est-ce qu’on compte davantage de livres didactiques sur le marché, ou pas ?

Anne Gucciardi, directrice de Communication-Jeunesse, un organisme culturel ayant pour objectif de faire connaître et apprécier la littérature québécoise et franco-canadienne aux jeunes de 0 à 17 ans, confirme mon intuition : « Absolument. Quand j’ai quitté l’enseignement il y a dix ans, on pensait que ça serait une mode, mais maintenant, c’est implanté partout », explique-t-elle. Certaines maisons d’édition, comme Victor et Anaïs ou Edito, se concentrent presque exclusivement sur la publication d’albums éducatifs qui décortiquent, à travers la fiction, les émotions, la notion de respect ou encore les bases de la philosophie pour les enfants.

Cela dit, l’engouement pour la publication d’albums à tendance « moralisatrice » n’est pas le symptôme d’une horde d’enfants qui se questionnent sur la source de leur colère ou les problèmes d’anxiété de leurs ami.e.s.

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Comme dans toute industrie, l’offre suit la demande. Et la demande, elle, vient principalement des écoles. « Souvent, l’auteur n’écrit pas spécifiquement un livre pédagogique, mais l’éditeur le positionne comme tel, surtout parce que les budgets scolaires soutiennent en grande partie les librairies », poursuit Anne Gucciardi.

Des albums pour enseigner

De plus en plus, les enseignant.e.s des écoles primaires de la province utilisent la littérature jeunesse à des fins pédagogiques, que ce soit en français, en mathématiques ou même dans le nouveau cours de citoyenneté et culture québécoise, qui remplace le (feu) éthique et culture religieuse.

C’est le cas de Marie-Eve Cypihot, prof de troisième année à l’École Saint-Joseph et étudiante au microprogramme de l’Université de Montréal en enseignement avec la littérature jeunesse.

« Dans ma classe, on travaille en réseaux littéraires, souvent par thème. Certains livres plus moraux suscitent des réactions fortes et font réfléchir les élèves », explique-t-elle. Parmi les ouvrages les plus populaires, l’enseignante cite ceux de Simon Boulerice, comme Edgar Paillettes, qui aborde les stéréotypes de genre, ou Les enfants à colorier, qui traite des goûts et des caractéristiques uniques de chacun. Marie-Eve présente d’ailleurs souvent les œuvres de l’auteur à sa classe sous forme de réseaux littéraires – une pratique devenue très répandue dans les classes de la province.

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En gros, les réseaux littéraires consistent en un regroupement de livres liés par un élément commun (auteur, thème, genre) qui peut servir à différentes activités de lecture, écriture et discussion. Au lieu des traditionnels cahiers d’exercices, on se plonge plutôt dans des albums pour travailler les styles d’écriture, le vocabulaire et, bien sûr, des thématiques sociales, humaines ou culturelles.

« Avant, on faisait beaucoup de compréhension de lecture décontextualisée : on lisait des textes sans lien entre eux. Maintenant, avec les réseaux littéraires, on voit que les élèves — et même les enseignant.e.s! — sont plus motivé.e.s », poursuit Marie-Eve.

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Et les enfants, là-dedans ?

À l’école, les albums moraux fonctionnent mieux que les textes ennuyants des cahiers pédagogiques de notre enfance. Si vous voulez mon avis, ça fait du sens – et tant mieux, si ça dynamise un peu l’approche éducative. Mais en dehors du cadre scolaire, les livres « moraux », est-ce que c’est un hit auprès des 0-12 ans? Avec tout ça, on oublie presque que ce sont eux, le public cible de la littérature jeunesse, même si ce n’est pas eux qui payent pour les livres.

Anne Gucciardi semble dubitative. « Quand on fait des animations, les enfants adorent les histoires rigolotes, même absurdes. Lorsqu’il est question de livres trop didactiques, les enfants ne s’amusent pas », croit la vétérante du livre jeunesse, qui œuvre depuis plus de trente ans dans le milieu.

Quand je retourne à ma problématique initiale – la possible perte de fun de la littérature jeunesse, au cas où vous l’aviez oubliée –, je ne peux pas m’empêcher de penser à mon Roman Empire personnel : l’anxiété parentale. À force de gober de l’information sur la psychoéducation (pensons aux nombreux podcasts, comptes Instagram et autres livres sur le sujet), de pratiquer la parentalité bienveillante, et, généralement, d’être hautement investi.e.s dans l’éducation de nos enfants, est-ce qu’on ne serait pas en train de vouloir performer une fois de plus notre parentalité en « rentabilisant » nos séances de lecture avec des discussions morales?

« Les parents veulent souvent performer leur parentalité ou sont inquiets des émotions de leurs enfants », croit Laurence Létourneau-Pilon, cofondatrice de la librairie spécialisée en littérature jeunesse Le Sentier.

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Elle me confirme au passage une augmentation significative des ventes de livres spécialisés auprès des familles qui visitent son établissement depuis l’ouverture.

« Plusieurs parents viennent chercher des livres pour répondre à des besoins précis : un enfant hypersensible, qui a de la difficulté à gérer sa colère, des problématiques d’amitié… », énumère-t-elle. Les enfants, eux, vont plutôt choisir des livres selon leurs préférences. Entre 3 et 5 ans, par exemple, ce sont d’abord les illustrations qui accrochent les petit.e.s. lect.eur.rice.s. Après, « pour l’enfant, l’histoire doit être captivante, qu’elle comporte un message ou pas », souligne Laurence.

Je l’ai moi-même testé à la maison : certains albums didactiques fonctionnent très bien auprès de ma fille, alors que d’autres, justement trop descriptifs, lui donnent envie de voir si son toutou ne ferait pas quelque chose de plus intéressant à côté. Bref, sans bonne histoire, je perds son attention.

Laurence me rassure : « Il faut que la lecture reste un plaisir avant tout. Les enfants doivent avoir accès à des livres qui leur plaisent, qu’ils soient moraux ou non », résume-t-elle. Pas besoin, donc, de transformer chaque heure du conte en « heure de la conversation sur des sujets sérieux » si notre enfant n’y voit pas d’intérêt. Pour que nos enfants développent le plaisir de la lecture, il faut d’abord leur donner accès à une variété de récits, qu’ils traitent de caca qui danse dans la toilette, de stéréotypes de genre ou d’un lapin qui prend son bain.

Anne Gucciardi abonde dans le même sens : « Les parents veulent souvent que chaque livre soit utile. Mais l’essentiel, c’est que les enfants manipulent des livres et découvrent la lecture par plaisir. »

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Peut-être qu’on peut ramener ça à nous, les parents, et se demander si nous-mêmes, on lit pour le fun ou par obligation. Parfois, un polar ou un roman plus léger (les livres de mon collègue Hugo Meunier, par exemple, ont la profondeur d’une pataugeoire), ça fait aussi du bien à l’âme. Pas besoin de toujours se taper tout le corpus de Proust si on n’en a pas réellement envie, quoi.

Parce que c’est ça, au final, l’objectif des histoires qu’on raconte à nos enfants à la maison : établir le contact avec la lecture dans l’espoir de le nourrir pour qu’il grandisse avec nos petit.e.s.

Et ça, ça ne se fait pas en forçant les choses.