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Est-ce que c’est normal d’avoir encore peur de lever la main en classe?

Réflexion sur une peur qui ne nous quitte jamais vraiment.

Par
Emmy Lapointe
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Je peux compter sur les doigts de ma main le nombre de fois où j’ai levé cette dernière dans un cours pour répondre à une question ou en poser une. Même dans les cours à dix étudiant.e.s, je ne le faisais pas. Pourtant j’ai une cote Z qui a de l’allure, largement au-dessus de la moyenne pour être franche, mais prendre la parole, c’est ce que je déteste le plus de l’université.

Dans son discours This is water, livré aux finissant.e.s de l’université américaine Kenyon College en 2005, David Foster Wallace (philosophe hautement problématique) disait : « Dans les tranchées de la vie adulte, l’athéisme n’existe pas. On ne peut pas ne rien vénérer. Tout le monde vénère quelque chose. On peut seulement choisir ce qu’on vénère. […] Vénérez votre intellect, l’impression d’intelligence que vous donnez, et vous finirez par vous sentir idiots, des imposteurs toujours à deux doigts d’être découverts. »

Et je pense que personnellement, c’est ce qui me fait peur, parce que si je ne suis pas intelligente, fair enough, je peux faire comme si. Sauf que si je prends la parole en classe et qu’il y a une dissonance entre ce que je prétends être et ce que ma prise de parole décevante laisse croire aux yeux des autres étudiant.e.s et du corps professoral, j’ai l’impression que mon image se taillade chaque fois.

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Et je pensais qu’à la maîtrise, ce serait différent, mais cette dynamique persiste. Et pourtant, si on est rendu là, c’est qu’on possède une cote minimale et un intérêt pour la recherche et le dialogue. Sauf que chaque fois que je prends la parole, ma montre vibre pour me dire que mon cœur dépasse les 125 battements par minute. Même après avoir amassé 100 crédits universitaires, j’ai peur de cet échange de regards plein de jugement que j’ai souvent eu avec un.e autre étudiant.e après qu’un.e « camarade » ait pris la parole et qu’on ait trouvé son intervention conne. Et pour ce que ça vaut, je regrette d’avoir eu ces moments de connivence sur le dos d’un.e autre, alors que je suis moi-même incapable de faire preuve de ce mélange de vanité et de vulnérabilité nécessaire pour lever la main.

«Joverthink, j’ai peur de ralentir le groupe, j’ai peur qu’on me trouve con.ne, je ne sens pas que je suis forcément à ma place»

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J’ai fait une story Insta pour savoir ce que les gens en pensaient. Je crois que méthodologiquement parlant, c’est une technique d’enquête qui ne serait pas acceptée par le comité d’éthique de l’Université Laval. Mais si on passe outre mes méthodes qualitatives douteuses, je vous jure que les réponses que j’ai reçues arrachent le cœur par la violence qu’on se fait.

Oui, on m’a dit : « Je lève la main tout le temps comme Hermione Granger, je pense que quand je lève ma main, mon intervention est pertinente, je lève la main pour briser le malaise du silence. » Mais on m’a surtout dit : « Joverthink, j’ai peur de ralentir le groupe, j’ai peur qu’on me trouve con.ne, je ne sens pas que je suis forcément à ma place, je ne pense pas que ce que j’ai à dire mérite d’être entendu par tout le monde, je préfère aller voir le prof tout.e seul.e. »

Le problème, ce n’est pas ceux et celles qui prennent la parole. Le problème, c’est qu’on ne se sente pas tous et toutes légitimes de le faire. Je viens d’un baccalauréat encore majoritairement féminin. On pouvait être 40 filles pour 10 gars, et c’était quand même eux qui prenaient la majorité du temps de parole, parce que j’ai l’impression que pour eux, être assis sur ces bancs-là, ça allait de soi, comme ça allait un peu de soi pour moi aussi étant donné que je n’étais pas la première de ma famille à aller à l’université.

Le problème, ce n’est pas ceux et celles qui prennent la parole. Le problème, c’est qu’on ne se sente pas tous et toutes légitimes de le faire.

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L’université est largement plus fréquentée par des femmes que des hommes maintenant (même si le salaire des femmes et des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre reste en moyenne nettement inférieur à celui des hommes). Parmi les diplômé.e.s de 2017 de l’Université Laval, on comptait 60 % de femmes contre 40 % d’hommes. Malgré leur infériorité numérique, les messieurs dominent l’espace universitaire, ne serait-ce que parce que l’institution universitaire a été créée par et pour des hommes et que, comme n’importe quel autre constituant de la sphère publique, ils y sont rois. À ce sujet, je conseille fortement l’ouvrage Le boys club de Martine Delvaux.

Il y a aussi cette idée de prise de parole qui, comme pour l’occupation de l’espace universitaire par les hommes, va de soi pour eux (pas pour tous, cela dit : d’autres éléments rentrent évidemment en ligne de compte). Tout ça parce qu’on porte aux propos masculins une propension à l’universel alors qu’on accole l’étiquette du particulier à celui des femmes et des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre. J’ai cependant envie de croire les mots de Patricia Smart quand elle dit qu’avec le particulier, « nous nous approchons le plus du point insaisissable où le personnel et le collectif se rencontrent, et où le singulier rejoint l’universel ».

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Évidemment, je ne pense pas que le particulier et la subjectivité soient l’affaire des femmes et des gens issus de la diversité sexuelle et de genre, ou que l’universalité soit celle des hommes cis blancs hétéros : je pense que rien de tout ça n’est coupé au couteau. La solution se trouve peut-être plutôt dans le déplacement des points de vue, dans la revalorisation de l’expérience, parce que la recherche, le savoir, c’est d’abord et avant tout une question d’instinct, d’affects, de subjectivité.