LogoSponsor

Eric Piccoli : d’évincé à propriétaire

La menace d’éviction plane sur les locataires qui ont « zéro recours ».

Par
Laetitia Arnaud-Sicari
Publicité

J’ai parlé de cette problématique avec Eric Piccoli, réalisateur et scénariste des séries québécoises Je voudrais qu’on m’efface et Écrivain public, qui a décidé de rendre publique son éviction, ainsi qu’avec Arnaud Duplessis-Lalonde du Comité logement Rosemont, un organisme à but non lucratif défendant le droit des locataires qui vivent dans l’arrondissement de Rosemont-La Petite-Patrie.

Eric, sa conjointe et leur chien habitent dans un 6 ½ au sein du quartier Rosemont depuis 2016. Le couple a un loyer de 1 200 $ par mois : une denrée qui devient de plus en plus rare en pleine crise du logement.

Leurs voisins sont leurs deux propriétaires : l’un occupe le troisième étage et l’autre, le rez-de-chaussée.

Eric me dit que sa blonde et lui ont toujours eu une bonne relation avec leurs proprios. Du moins, c’est ce qu’ils pensaient avant décembre 2022.

« Le proprio d’en haut est venu nous voir pour nous dire que notre chien dérangeait. On n’avait jamais eu de problème auparavant. Ça fait cinq ans qu’on l’a », me raconte Eric.

Publicité

« En parlant avec lui, au final, [on a réalisé qu’]il voulait connaître nos plans d’avenir. En gros, il nous a dit : “on aimerait avoir un deuxième enfant et prendre votre appart pour vivre sur deux étages”. »

Négocier avec le petit bout du bâton

Mais le couple ne veut pas partir tout de suite.

La conjointe d’Eric est enceinte et son accouchement est prévu en septembre, ce qui coïncide avec la fin de leur bail, le 31 août. Trop risqué.

Leurs proprios leur proposent d’étirer leur bail jusqu’en février 2024. Comme ils ne veulent pas émettre un avis d’éviction, ils suggèrent donc une entente à l’amiable.

Eric appelle ensuite le Tribunal administratif du logement et le comité logement de son quartier pour connaître ses droits.

On lui explique que deux propriétaires qui ne sont pas conjoints de fait et qui ne résident pas au même numéro civique ne peuvent pas évincer quelqu’un du même immeuble : c’est illégal.

Publicité

Eric confronte ses deux propriétaires avec cette nouvelle information. Il leur dit que si lui et sa conjointe le veulent, ils pourraient bloquer le processus. Les propriétaires ne bougent pas : ils soutiennent qu’ils ont le droit.

Pour se protéger, Eric demande à ses proprios de créer un avis d’éviction. Il le reçoit le 20 février dernier. Le motif? Agrandissement de logement. Une éviction légale, selon la loi.

Est-ce que ça arrive souvent que les gens pensent que leur éviction est illégale, alors qu’en réalité, elle est légale? « Non, pas vraiment. Avec les règles qui ont été adoptées par l’arrondissement de Rosemont-La Petite-Patrie en 2020, la possibilité d’éviction est limitée. Depuis, une éviction est seulement possible dans certaines situations. Le propriétaire doit faire une demande de permis s’il veut agrandir un logement, par exemple. Par contre, dans les cas d’agrandissement, c’est interdit si on doit retirer des pièces dans une autre unité », me répond Arnaud Duplessis-Lalonde du Comité logement Rosemont.

Le couple décide de ne pas s’opposer à l’éviction.

Publicité

Entretemps, Eric et sa conjointe se cherchent un nouveau chez-soi, à louer ou à acheter. Fin mai, le couple trouve enfin et acquiert un duplex dans Saint-Michel, quartier dans lequel Eric a grandi.

« On ne voulait juste pas revivre ce qu’on a vécu, qu’on nous mette dehors, mettons, dans cinq ans », explique-t-il.

Mais ils doivent prendre possession de leur logement le 1er juin.

Après réflexion, le couple décide d’y emménager le 7 juillet et offre de payer le mois de juillet à leurs propriétaires, leur laissant le mois d’août à leur charge.

Les proprios refusent. La tension monte d’un cran.

« Ils nous ont dit : “Nous, on perd notre revenu de location, donc on va juste le déduire du montant du dédommagement à la fin, donc il n’y a personne de perdant”. Finalement, il n’y avait pas d’entente à l’amiable, c’était de la bullshit », constate Eric.

Publicité

Le couple s’est donc résolu à payer les deux derniers mois entiers.

« Toute cette situation-là est épuisante. J’ai parlé avec d’autres locataires. La réalité, c’est que tu vas perdre et c’est de voir combien tu veux perdre. Tout le monde essaie de survivre et de garder la tête hors de l’eau », souligne-t-il.

Des tactiques pour évincer

Même si on compte moins d’évictions dans Rosemont depuis 2020 en raison des nouvelles règles, les propriétaires ont trouvé d’autres techniques « à la limite de la légalité » pour exiger le départ des locataires, me raconte M. Duplessis-Lalonde.

« Au lieu d’envoyer un avis d’éviction, ils vont envoyer un avis de reprise du logement ou un avis qui ressemble à une reprise et à une éviction. C’est au Tribunal administratif du logement que la légalité d’une éviction va être constatée si un locataire décide de la contester. S’il ne conteste pas, c’est présumé qu’il accepte », illustre-t-il.

Parmi les stratégies dont M. Duplessis-Lalonde me parle, on retrouve la fameuse « rénoviction », une tendance qui a la cote parmi les propriétaires en ce moment, selon lui.

Publicité

Vous en avez probablement entendu parler, mais pour vous résumer, c’est lorsqu’un.e propriétaire vous envoie un avis d’éviction pour motif de rénovations majeures. C’est illégal et en général, c’est juste un motif pour louer le logement à un coût beaucoup plus élevé à une nouvelle personne.

« Dès la période de 2020-2021, on a constaté une hausse marquée de rénovictions. Depuis 2020, on est rendu à environ 330 logements. Mais ce ne sont que ceux qui ont été signalés. Il y a des immeubles à logements qui ne sont pas signalés et nous savons qu’il pourrait y avoir des cas », m’explique-t-il.

Mais il semblait toujours y avoir un flou autour de la raison de l’éviction d’Eric. Est-ce commun qu’un.e propriétaire change de motif lorsqu’il doit émettre l’avis d’éviction? Ça me semble être une tactique utilisée pour légaliser un éviction.

« Selon mon expérience, un propriétaire peut s’essayer une année, avec une raison. Si ça ne marche pas, il va essayer d’obtenir le départ d’un locataire d’une autre façon, avec un montant ou des moyens frauduleux.

Publicité

Par exemple, un propriétaire peut dire : “Je dois faire des travaux importants dans le logement à côté du tien pendant un an. T’es peut-être mieux de partir avant avec le bruit”. Sinon, il y aussi des propriétaires sans scrupule qui arrêtent d’encaisser les loyers. Le locataire n’est pas au courant qu’il était suivi par un non-paiement. Il n’a pas le temps d’aller à son audience et il se fait expulser », détaille M. Duplessis-Lalonde.

Alors pourquoi les locataires ne s’opposent pas aux avis d’éviction? « Il y a des gens qui ne savent pas qu’on existe. Certaines personnes pensent que le proprio est dans ses droits, elles croient en sa bonne foi. Elles finissent par accepter une entente à l’amiable où elles ne sont pas toujours avantagées. Il y a des gens qui sont vulnérables, qui ont peur de perdre leur logement, qui préfèrent ne pas se battre », estime-t-il.

« Quand le locataire ne conteste pas, dès qu’on est au courant, on va quand même se présenter au bloc en question pour donner des informations aux locataires. Dans un cas d’éviction, le propriétaire doit avoir un permis. On peut les aider dans leurs démarches. C’est important qu’ils contestent, qu’ils ouvrent une demande d’opposition au Tribunal administratif du logement dans le mois qui suit », conseille M. Duplessis-Lalonde.

Publicité

Dire au revoir

Je demande à Eric ce qu’il aimait le plus l’appart qu’il devra quitter.

« C’est sur un coin de rue, il y a de grandes fenêtres partout, ce sont des pièces qui s’entrecoupent. J’avais une grande terrasse. J’avais mon bureau. C’était un vieil appart avec des boisés autour. C’était un coin tranquille. »

« J’avais une relation avec les commerçants. Ce sont mes habitudes. […] C’est tout ce que tu as construit autour de ta vie, c’est ta qualité de vie [que tu laisses derrière] », me répond Eric.

Le 16 juin, Eric publie son histoire sur ses réseaux sociaux. C’est d’ailleurs de cette façon que j’ai pris connaissance de sa situation. La réaction de ses proprios depuis sa publication?

« Je ne sais pas s’ils l’ont vue. Je n’ai pas vraiment fait ça pour qu’ils la voient. Je voulais juste exposer une situation. Ça reste qu’on a déjà eu une bonne relation avec eux. C’est quand il y a des problèmes de même qui arrivent qu’on a zéro recours », réalise-t-il.

Publicité

J’ai voulu parler à ses propriétaires pour connaître leur perspective, mais en vain.

« La journée où le propriétaire veut que tu t’en ailles, tu n’es déjà plus chez vous. Tu réalises que le confort, c’est éphémère », croit Eric.

Eric s’est promis qu’il n’allait jamais faire ça à ses locataires actuels, un couple âgé dans la soixantaine occupant le haut de son duplex.