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Dur dur, d’être embauché
Après deux ans de pénurie de main-d’œuvre, il semble que le gros bout du bâton soit retourné dans la cour des employeurs. On en a parlé avec trois personnes qui sont en recherche active depuis plusieurs mois, et une consultante en ressources humaines.
Voilà plus d’un an que Valérie cherche, sans succès, un emploi dans son domaine. La diplômée en design de mode de 43 ans, qui s’est orientée vers la gestion de projet au cours des dernières années, est sans emploi depuis la fin 2023. Même son de cloche du côté d’Hugo, 38 ans, travailleur dans le secteur des médias, et Tristan, 27 ans, designer graphique, qui sont en recherche d’emploi active depuis plusieurs mois.
Annie Boilard, consultante spécialisée en ressources humaines et présidente fondatrice de Réseau Annie RH, confirme que c’est ce que les données démontrent : le pic de la pénurie de main-d’œuvre, observé en 2022-2023, est derrière et les patrons ont retrouvé l’avantage.
C’est ce que confirmait Emna Braham, PDG de l’Institut du Québec, en début d’année : « Les employeurs sont un petit peu moins gourmands pour embaucher. Les travailleurs disponibles sont plus nombreux. On a vu le taux de chômage augmenter. »
Beaucoup d’appelé.e.s, peu d’élu.e.s
« Je travaillais pendant que je terminais mon certificat. J’avais un emploi dans une entreprise en développement de logiciel qui faisait du 3D pour permettre aux promoteurs immobiliers et en construction de voir leurs projets modélisés », explique Valérie.
Des compétences qui pourraient aussi être applicables dans le domaine du jeu vidéo. « Mes anciens collègues et mon ancien directeur disent que j’ai environ 60 % de l’expertise nécessaire », ajoute celle qui dispose d’un bon réseau de contacts et d’une lettre de recommandation élogieuse d’un ancien patron.
Pourtant, rien ne semble déboucher.
« J’envoie mon CV assez largement, dit-elle. Je suis ouverte à pas mal tout, sauf aller travailler chez McDo! »
Pour chaque emploi sur lequel elle postule, Valérie prend le temps de rédiger une lettre de présentation personnalisée. « Je lis bien les offres d’emploi et je m’applique pour y répondre, précise-t-elle. Je rédige même un courriel personnalisé pour expliquer en quoi je suis une candidate intéressante. »
Sur une cinquantaine de CV envoyés, elle a reçu une quinzaine de retours, deux entrevues, mais aucune offre.
« On m’a même contactée sur LinkedIn pour me dire que mon profil était intéressant! » raconte Valérie, qui vit de quelques piges ici et là entre-temps. Un message qui n’a toutefois pas été suivi d’une offre d’emploi ni même d’une proposition d’entrevue.
Une forte compétition
Les médias traversant une période difficile depuis quelques années, Hugo concède que les déboires de l’industrie ne lui sont pas d’une grande aide.
« Quand un poste ouvre, beaucoup de gens se précipitent, témoigne Hugo, parfois des candidats plus spécialisés ou expérimentés que moi. Si une entreprise reçoit 500 CV et que tu es le 450e, il y a peu de chances que [les recruteurs] prennent le temps de le lire. »
Pour subvenir à ses besoins, le jeune homme envisage désormais des postes en dehors du journalisme, et plus généraux dans le milieu des communications.
« Même si je me rends à un certain point dans le parcours d’embauche, je me heurte au fait qu’on recherche quelqu’un avec beaucoup d’expérience », déplore-t-il.
Tristan vit la même situation. Bachelier en design graphique, il peine à dénicher un emploi stable au-delà de contrats à court terme ou de piges. Après quelques années dans le métier, il souhaite trouver un poste avec de bonnes conditions qu’il occuperait pendant plusieurs années. Mais après un an de recherches infructueuses, il reconsidère son avenir dans son domaine.
« C’est vraiment difficile de décrocher une entrevue, et encore plus de décrocher l’emploi », confie-t-il.
« Souvent, je remarque que les emplois qui m’intéressent, par exemple sur LinkedIn, ont été affichés moins d’une heure avant, et que plus de cent personnes ont déjà appliqué. »
En plus de se mesurer à d’autres personnes sans emploi qui veulent regagner le marché du travail, Valérie, Tristan et Hugo compétitionnent avec des personnes qui ont un emploi, mais cherchent à améliorer leur sort ou simplement changer de poste.
« Je comprends pourquoi je n’arrive pas à trouver : il y a plein de gens beaucoup plus qualifiés que moi qui postulent pour les mêmes jobs », constate Valérie.
« Ils ont du choix », renchérit Hugo, faisant référence aux employeurs. « Ils peuvent se permettre de prendre quelqu’un qui a une spécialisation et de l’expérience, et ça leur évite de prendre quelqu’un qui va devoir s’adapter à une nouvelle réalité ou qui devra être formé. »
« Mais si le manque d’expérience est le problème et que personne n’embauche ceux qui n’en ont pas, ces gens-là ne pourront jamais en acquérir », relativise-t-il.
Tristan abonde en ce sens. « Beaucoup d’offres d’emploi semblent ratisser très large. Ça m’est arrivé de me faire dire qu’on avait préféré un autre candidat parce qu’il faisait de la vidéo ou de la modélisation 3D, alors que ce ne sont pas des tâches qu’on fait normalement en design graphique », explique le jeune homme.
La balle dans le camp des employeurs
« Pour certains groupes d’âge, dont les travailleurs de 18 à 25 ans, on voit que le taux de chômage a significativement accru depuis l’an passé, avec près de 10 % de plus, dit Annie. C’est le plus haut taux depuis presque une décennie. »
« Mais il y a encore des métiers pour lesquels il est difficile de recruter, comme des professeurs, des infirmières et certains dans le domaine de la construction », précise Mme Boilard.
« Ceux qui ont cherché un emploi en 2022-2023, c’est comme s’ils lançaient des ballons dans des filets déserts », illustre la spécialiste.
« On ne peut pas penser obtenir les mêmes résultats aujourd’hui, parce qu’il y a un gardien de but devant nous. »
Cela signifie qu’il faut envoyer un plus grand nombre de CV avant d’obtenir un coup de fil prometteur.
Cela veut aussi dire revoir ses attentes à la baisse. « Pendant la période de filet désert, les candidats pouvaient demander six semaines de vacances et les obtenir, parce que les employeurs étaient mal pris, rappelle Annie Boilard. Maintenant, ils peuvent se permettre de dire non. »
Ghoster devant l’abondance de CV?
Dans sa quête d’un boulot, Hugo remarque une tendance à ne pas relancer les gens. « J’ai eu plusieurs entrevues, mais ça finit que je n’ai jamais de nouvelles, dit-il. On te ghoste. Je trouve que c’est un manque de considération. C’est extrêmement difficile pour l’orgueil et pour l’estime de soi. C’est comme se faire constamment rejeter », renchérit-il.
Valérie, pour sa part, a toujours eu des nouvelles suite à ses entrevues. « Parce que j’en ai demandé, mentionne-t-elle. Mais j’ai entendu beaucoup d’histoires de ghosting » – un phénomène qui fait aussi partie de la réalité de Tristan : « Le plus frustrant, c’est quand on me fait déplacer pour une deuxième entrevue, et qu’ensuite, c’est silence radio, raconte-t-il. J’envoie alors un courriel pour demander un suivi et on me dit qu’ils sont allés de l’avant avec quelqu’un d’autre. »
« C’est correct, mais même si je m’en doutais un peu, j’aime avoir cette confirmation pour pouvoir passer à autre chose», ajoute-t-il.
Selon un sondage du groupe Indeed datant de janvier 2024, 57 % des recruteurs admettent ne pas avoir donné de nouvelles à des candidats.
Un article de Forbes France explique plusieurs raisons qui peuvent justifier le silence du recruteur : l’emploi a été offert à quelqu’un d’autre, le processus d’embauche a été repoussé ou prolongé, ou bien vous n’avez simplement pas été retenu.
« Il est normal qu’une entreprise ne fasse pas de suivi après l’envoi d’un CV, nuance Annie Boilard. Mais il est aussi normal, quoique dommage, que les employeurs ne donnent pas de nouvelles après une entrevue. Les bonnes pratiques voudraient que l’employeur fasse un suivi avec les [candidats] qui se sont présentés en entrevue. »
Elle suggère de demander un suivi au besoin.