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Dis-moi ton salaire : la longue marche vers la transparence au travail

Pourquoi certaines entreprises choisissent de divulguer leurs salaires.

Par
Sandrine Rastello
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S’il vous arrive un jour de passer un entretien d’embauche chez Moov AI, une entreprise montréalaise de consultation en intelligence artificielle appliquée, l’une des questions que l’on vous posera risque de vous faire sursauter.

Quelque chose du style : « Ton salaire va être connu de tout le monde : as-tu un problème avec ça? » nous résume Dominic Danis, l’un des cofondateurs.

« On regarde la réaction, parce que ça parle beaucoup, poursuit-il. Si t’es pas prêt à avoir ce niveau de transparence là, pour nous, c’est un problème. »

D’autant plus que chez Moov AI, vos collègues peuvent non seulement savoir combien vous gagnez, mais avoir leur mot à dire! Les salaires sont déterminés pas un comité de rémunération dont vous choisissez les membres. Ensemble, ils passent en revue tout ce qui peut justifier une augmentation (rôles, équité interne et externe, inflation, etc.), ou plus rarement, une diminution (s’ils décident d’abandonner certains rôles).

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Les personnes d’un milieu syndiqué n’y verront peut-être qu’une version plus méritocratique de leur environnement habituel. Les autres réagiront sans doute comme cette amie à moi : « Je ne peux même pas imaginer un endroit si éloigné de ma réalité! »

La transparence, c’est l’avenir

Si l’entreprise de 42 personnes fait figure d’exception, Dominic Danis est persuadé que les nouvelles générations, qui ont grandi dans un monde où les données abondent, vont exiger d’en obtenir aussi de leur milieu de travail.

81 % des personnes interrogées appartenant à la gen Z pensent que partager de l’information sur leur revenu mènera à plus d’égalité salariale.

Un récent sondage effectué par LinkedIn aux États-Unis le confirme : 81 % des personnes interrogées appartenant à la génération Z (soit les 25 ans et moins) pensent que partager de l’information sur leur revenu mènera à plus d’égalité salariale. Cette conviction diminue avec chaque génération, pour n’atteindre que 28 % chez les baby-boomers.

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Pas étonnant donc, que les entreprises s’intéressent de plus en plus à la transparence. « Dans le contexte actuel de pénurie de main-d’œuvre, ça va probablement être un sujet très important », prédit Anna Potvin, associée au cabinet spécialisé en rémunération globale Normandin Beaudry, à Montréal. « Ça devient un élément de marque employeur, ou de distinction. »

C’est le cas de l’entreprise américaine Glassdoor, par exemple, qui a publié toutes ses fourchettes de salaires cette année – logique de la part d’un site dont la raison d’être est de divulguer ce genre d’information chez les autres.

Au Québec, le fournisseur internet oxio a largement communiqué sur sa décision d’adopter la transparence salariale à l’interne. Une façon de se démarquer d’une industrie, « reconnue pour son opacité », avance l’entreprise.

« Je me suis sentie arnaquée »

Et oxio en a profité pour épingler les pratiques en vigueur ailleurs. Sur son blog, une agente de service à la clientèle partage son expérience dans un précédent emploi. Au début de la pandémie, on lui a donné une augmentation, en lui demandant expressément de garder ça pour elle.

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« Je me sentais à mon top… jusqu’à ce que je voie le chèque de paie de l’employée que j’avais remplacée, écrit-elle. Je me suis sentie arnaquée. »

À l’inverse, la transparence contribue à une perception d’équité et donc à une meilleure mobilisation des équipes, selon Anna Potvin. Mais elle ne se décrète pas sans avoir d’abord préparé le terrain.

« Il faut savoir marcher avant de courir, et s’assurer que vous avez toutes les bonnes pratiques en place », conseille depuis Calgary Janet Salopek, fondatrice et présidente du cabinet de ressources humaines Salopek & Associates. « Si ce n’est pas le cas, on va vous poser des questions auxquelles il sera très difficile de répondre. »

Première étape : faire ses devoirs

Concrètement, ça veut dire qu’une entreprise avec de gros écarts de salaires (entre employé.e.s, mais aussi par rapport au marché) devrait commencer par corriger ses déséquilibres. Sans un système de rémunération juste et équitable à tous les niveaux, inutile de songer à partager des chiffres.

Quand l’entreprise est prête pour plus de transparence, elle n’est pas obligée de tout révéler tout de suite.

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Sur ce point, il reste du chemin à parcourir. Malgré les législations en vigueur au provincial et au fédéral et l’attention grandissante portée au problème, un homme au Québec gagne 9 % de plus qu’une femme à un poste similaire dès la première année suivant la sortie du cégep ou de l’université, selon une étude récente coécrite par l’Institut du Québec. À l’échelle du Canada, les hommes noirs et latino-américains sont aussi particulièrement désavantagés, selon Statistique Canada.

Quand l’entreprise est prête pour plus de transparence, elle n’est pas obligée de tout révéler tout de suite. Dans un premier temps, elle peut dévoiler aux employé.e.s les mécanismes qui entourent leur rémunération : qui décide, et comment, explique Anna Potvin.

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« Tu peux avoir un faible budget d’augmentation de salaire, mais si c’est bien expliqué, ça peut être perçu comme étant juste et que ça fasse du sens dans l’organisation », dit-elle.

Au palier suivant, l’organisation peut donner des clés pour que chacun.e puisse se situer dans la structure de rémunération, afin de comprendre ses perspectives de progression et d’augmentation. Enfin, reste le partage des échelles salariales, voire des salaires.

Annonces d’emploi, les oubliées

Concernant les annonces d’emploi, Janet Salopek recommande à ses client.e.s de bien réfléchir. La rareté de certains talents, dans des milieux comme la tech, peut vite faire monter les enchères pour les nouvelles recrues et créer un certain mécontentement, voire des départs, en interne, dit-elle.

Ça pourrait expliquer pourquoi il y a encore aujourd’hui si peu de transparence au stade du recrutement.

Seulement 22 % des offres d’emploi au Canada au mois d’août comportaient une information relative au salaire.

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Certaines juridictions commencent à exiger que les offres d’emplois soient accompagnées au minimum d’une fourchette de salaire (Colorado et bientôt New York et l’Île-du-Prince-Édouard). Mais selon Talent.com, une plateforme qui agrège l’ensemble des annonces disponibles en ligne, seulement 22 % des offres d’emploi au Canada au mois d’août comportaient une information relative au salaire.

D’ailleurs, même oxio ne donne pas d’indication de rémunération dans ses offres. C’est parce que les salaires sont décidés de manière individuelle, selon la politique du « Top du marché personnel » (détaillée ici), explique le responsable de la communication, David Purkis.

Moov AI ne les publiait pas non plus… jusqu’à très récemment. L’entreprise donne désormais une fourchette de salaires. « C’était à l’étude, mais notre conversation a fait accélérer le projet », nous confie Dominic Danis quelques semaines plus tard.

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« Nous voulons attirer les bons candidats, et être transparent dès le début assure les bonnes conversations avec les bonnes personnes », conclut-il.