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Dire adieu aux tacos du Grumman’78

Récit d'une fermeture qui a pris tout le monde par surprise.

Par
Raphaëlle Drouin
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J’ai l’impression d’être devant une scène de film post-apocalyptique où des pilleurs se précipitent pour s’accaparer tout ce qu’ils peuvent pour survivre. À l’intérieur du vieux hangar, des gens repartent avec les derniers meubles et artefacts.

Dans le quartier, tout est calme. Tout ce qui ressort dans cet après-midi gris d’octobre, ce sont les lettres peintes sur la brique rouge.

«Grumman’78»

On a beau parler de 2020 comme l’année de la fin du monde, on en parlera toujours à travers notre chapeau. La vérité, c’est qu’on ne saura jamais vraiment à quoi va ressembler la fin du monde, avant qu’elle nous arrive.

Les trois propriétaires du mythique restaurant de tacos montréalais, eux, l’ont vécue. Ils ont vécu leur propre apocalypse, leur propre fin du monde, la fin de leur monde.

La fin de cet univers qui gravitait autour d’un food truck et d’un édifice un peu broche à foin situé dans le quartier Saint-Henri, coincé entre un bâtiment de briques et une track de chemin de fer.

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La fin des tacos

«Elle va repartir avec», lance Gaëlle Cerf à son copropriétaire Sébastien Harrison-Cloutier en montrant une table sur roulettes à une dame. «Maintenant, ça va être un présentoir à shampoings.»

Au moment où j’entre au Grumman’78, des amis et des amateurs de la place repartent avec des morceaux de cette institution qui a servi, quelques semaines plus tôt, son dernier repas.

«Moi, je pars avec ça», affirme un autre ami. Il tient dans ses mains une pancarte en bois vert fluo écrit «Grumman’78». «C’est une pas mal grosse portion du début du Grumman, ça», me dit-il. Il fait une pause avant de partir. Un peu comme on fait quand on s’apprête à charger la dernière boîte d’un déménagement.

L’espace impressionnant est maintenant presque vide. Le plus gros est parti le week-end d’avant, quand les propriétaires ont invité les Montréalais à une vente de garage de fermeture.

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«Il y a eu un line-up jusqu’à la rue de Courcelle. C’était mongol la quantité de monde qui est venu ici se prendre un dernier morceau du Grumman’78. Ce n’était pas la foire au gros deal en plus, mais le monde est parti avec toutes sortes de choses», m’explique Gaëlle.

«On a perdu des dizaines de milliers de dollars chaque mois tout l’été.»

Assiettes, tables, affiches, ustensile, pots de toutes sortes, les copropriétaires ont vendu des centaines d’objets. «Le running gag c’est que la première chose qui est partie, c’est les outils. Mais là, il reste plein de trucs à défaire encore», me dit Sébastien en riant.

«Veux-tu repartir avec une table?», me demande Gaëlle.

Ça sent la fin pour vrai.

Fuck les maths

«C’était un meeting avec notre comptable. Il nous a assis et nous a dit “on n’a pas des bonnes nouvelles”. On pensait qu’il allait nous dire que l’été avait été rough, mais pas au point de se faire dire qu’on ne pouvait plus continuer», me répond Sébastien quand je lui demande de me raconter le moment où il a réalisé que c’était terminé.

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Le moment où les copropriétaires ont compris que le Grumman’78, qui a pavé la voie à tous les camions de bouffe de rue de Montréal, arrivait au bout du chemin.

«On a perdu des dizaines de milliers de dollars chaque mois tout l’été», explique Gaëlle. «Mais ça tu le vois pas, parce que tu as de l’argent de la subvention salariale qui rentre, puis tu fais des évènements vraiment hot pendant l’été…»

«Vraiment hot» comme dans «drag brunch», par exemple. Cette série de rendez-vous du week-end qui a connu un succès phénoménal vers la fin de l’été.

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Les propriétaires ont quand même pris 24 heures pour y penser. 24 heures pour prendre une décision. Pour faire aller leurs méninges, pour évaluer toutes les options possibles, retourner toutes les pierres.

«On n’est pas forcés à fermer, on a décidé de fermer et ça c’est vraiment différent.»

«Tu te dis, il y a sûrement quelque chose à faire. Et là tu fais des calculs et c’est super simple, c’est des maths», indique Sébastien. «OK, si on fait du take-out, combien de lasagnes on doit vendre chaque jour pour payer le loyer? 200? On ne vendra jamais 200 lasagnes par jour.»

Ces temps-ci, les chiffres parlent d’eux-mêmes en restauration. Et quand ils crient aussi fort, le choix est pas mal clair, mais pas moins difficile.

«C’est une décision qui est super dure à prendre. Mais c’est un processus et c’est une décision qui est hyper rationnelle. On n’est pas forcés à fermer, on a décidé de fermer et ça c’est vraiment différent», dit Gaëlle.

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Un raz-de-marée

Vendredi 16 octobre 2020. C’est ce jour-là que le Grumman’78 révèle sur sa page Facebook qu’il met la clé sous la porte après 10 ans de menus créatifs.

Ironie du sort, au moment où Gaëlle s’apprête à cliquer pour publier le message, un journaliste la contacte: il paraît que les restos du coin en arrachent ces temps-ci, est-ce qu’elle a entendu quelque chose?

Et puis elle lâche la bombe sur Facebook.

Capture d’écran Facebook
Capture d’écran Facebook

«Il y avait un petit bout de moi qui se disait, peut-être que ça va juste passer dans le beurre», m’avoue Gaëlle. Mais plus d’un millier de réactions et des centaines de partages plus tard, la publication a fait le tour des réseaux sociaux et l’annonce de la fermeture a été couverte par tous les médias.

«On s’est rendu compte que le Grumman appartenait un peu à des milliers de personnes.»

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«Ça aide à faire passer la pilule. Parce que le deuil, nous on l’avait fait un peu dans notre cœur, mais là, on s’est rendu compte que le Grumman appartenait un peu à des milliers de personnes», indique la restauratrice.

Les copropriétaires parlent d’un véritable raz-de-marée d’amour de la part des Montréalais. Mais aussi d’un poids lourd à porter: «on vit le deuil des autres. C’est super weird», m’explique Gaëlle.

Au-delà de la bouffe, le Grumman’78, c’est aussi des évènements grandioses, des fêtes et même des mariages. C’est une clientèle fidèle qui y cumule depuis des années les histoires d’amour et les souvenirs marquants.

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«D’un coup tu as le téléphone qui vibre non-stop, les gens n’arrêtent pas de t’appeler et tu te rends compte “OK, ça se passe pour vrai”. C’était tough pour vrai», ajoute Sébastien.

Les copropriétaires ont passé le week-end à pleurer. Même Sébastien, qui n’a jamais de «poussière dans l’œil», a eu besoin de mouchoirs.

«On a marqué beaucoup de monde», lâche Gaëlle.

Épilogue

C’est morne aujourd’hui, mais si on regarde dans le rétroviseur, le Grumman’78 a pu célébrer ses derniers instants sous le soleil avec les derniers week-ends d’août et de septembre.

«On a fini ça en grande pompe, sur une lancée magnifique, avec des gens qui riaient. Il faisait beau, les gens étaient contents, le parking était plein, tout le monde était bien distancé, mais criait comme des fous», me raconte Gaëlle avec un large sourire sur le visage.

Comme tous les autres restos, le Grumman’78 a eu deux choix lorsque la pandémie a frappé: espérer que ça passe ou prendre le pari de revoir son modèle d’affaires.

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«On a accepté le challenge», lance la copropriétaire. Pendant le confinement, l’équipe a revu son menu pour l’offrir en version take-out.

«Quand on a fermé la salle à manger, tout d’un coup on a des fenêtres de créativité qui se sont ouvertes, qu’on n’avait pas ouvertes depuis des années. Tout repenser le modèle d’affaires et quatre fois plutôt qu’une. C’était vraiment le fun», me confie Gaëlle.

«Je me vois être à la maison et ne plus avoir cette entité-là pour me représenter et je trouve ça un peu épeurant.»

Malgré l’engouement de la communauté pour les tacos à assembler chez soi et les petits plats de comfort food, les revenus sont demeurés bien maigres en comparaison avec ceux des derniers étés où les partys de 200 personnes existaient encore.

Avec le recul, est-ce que les choses auraient pu se passer autrement?

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«Si on avait fermé trois semaines au mois de mars, on aurait eu droit à la subvention gouvernementale, donc on serait encore ouvert, là», me répond la restauratrice. «Mais on fermerait dans deux mois au lieu de maintenant et on serait quand même dans la crisse de marde.»

Un camion dans un musée?

«Moi, je n’ai pas le sentiment d’échec du tout», indique Gaëlle. Elle lance un regard à son partner Sébastien, qui acquiesce. Ils sont en paix avec la décision.

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Mais comment on s’y prend pour faire le deuil d’un commerce quand on est entrepreneur?

«Dans deux semaines, on va peut-être avoir une meilleure idée», me dit Sébastien. «C’est trop tôt pour le dire encore. Je me vois être à la maison et ne plus avoir cette entité-là pour me représenter et je trouve ça un peu épeurant.»

Gaëlle, elle, pense s’impliquer dans le communautaire. Peut-être se mettre sur le chômage, en attendant qu’une prochaine aventure se présente. «Il faut penser à court terme en ce moment. Au jour le jour», conseille Sébastien.

Et le Grumman’78, lui?

«J’aimerais vraiment ça que notre vieux camion aille dans un musée», avance Gaëlle. Par curiosité, je lui demande ce qu’on dirait sur la petite plaque explicative. C’est Sébastien qui répond du tac au tac: «Ici, repose le plus vieux food truck de Montréal.»

Ça ressemble beaucoup plus aux mots qu’on retrouve sur une pierre tombale, non? «C’est ça», me dit Gaëlle. «Rest in peace Grumman», lance-t-elle avant d’éclater de rire.

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On dit qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer, mais on peut aussi bien faire les deux.