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Démêler C-18 : la Loi sur les nouvelles en ligne

Le blocage de Meta, expliqué.

Par
Constance Cazzaniga
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Cet article a été mis à jour pour refléter le lien d’une intervenante avec Meta, dont nous n’étions pas au courant au moment de l’entrevue.

Vous aimiez visionner les vidéos de Quatre95 et URBANIA sur votre fil Instagram? Moi aussi. Mais depuis un mois, c’est impossible. C’est impossible aussi de partager un article de La Presse sur Facebook. C’est impossible également de tomber sur un texte du Devoir sur ces plateformes.

La première cohorte de Star Académie avait beau chanter que rien n’est impossible, ça l’est, puisque Meta a bloqué les pages et les contenus des médias d’information sur toutes ses plateformes pour les internautes du Canada. Ça, ça inclut aussi les médias internationaux.

Pourquoi? Parce que le gouvernement canadien a adopté à la fin du mois de juin le projet de loi C-18, soit la Loi sur les nouvelles en ligne, qui entrera en vigueur en décembre. Et cette loi demande aux géants du web – essentiellement Meta et Google, dans ce cas-ci – de payer des redevances aux médias.

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Meta n’a pas attendu que la loi soit applicable pour mettre à exécution la menace qu’elle brandissait déjà : celle du blocage des médias. Et Google pourrait en faire autant dans quelques mois.

Vous trouvez que c’est mêlant? Suivez-moi. On va décortiquer tout ça.

C-18 comme dans « C-quoi-au-juste? »

La réalité des médias a beaucoup changé ces dernières années avec le virage numérique que toute la planète a pris et l’arrivée de plateformes qui se sont imposées dans notre quotidien.

« Le modèle qui existait avant, c’était les revenus publicitaires. Ils allaient dans les poches des médias et ils permettaient de financer le journalisme », résume en entrevue Michaël Nguyen, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).

« Mais les géants du web accaparent maintenant 80 % des revenus publicitaires numériques au pays. On parle de 8 milliards de dollars », poursuit-il.

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Les revenus publicitaires numériques pourraient donc contribuer à financer les salles de rédaction de médias canadiens, à payer les salaires de journalistes qui vont ensuite informer le public. Mais cet argent va plutôt enrichir davantage des entreprises américaines qui ne réinvestissent pas ou très peu dans l’économie canadienne.

« Ce sont des géants qui sont la propriété de multimilliardaires américains, qui ne respectent pas nos lois, qui ne respectent pas l’autorité de nos états et qui, en ce qui concerne les francophones, ont un impact majeur sur la culture et la langue en la marginalisant de plus en plus », croit le journaliste Alain Saulnier, entre autres auteur du livre Les barbares du numérique.

En plus, les médias ont passé les dernières décennies à produire du contenu qui était ensuite partagé sur Facebook, par exemple, ou qui s’affichait sur Google News.

C’est devenu une façon de les consommer : on fait défiler son fil d’actualité sur un réseau social et on clique sur les textes qui nous intéressent, alternant d’un média à l’autre. L’habitude est d’autant plus forgée chez les moins de 45 ans, où plus de la moitié des gens s’informent (ou s’informaient) ainsi, selon une enquête de l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval publiée l’an dernier.

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L’idée derrière C-18, si on la vulgarise, c’est que Meta profite du contenu des médias d’information tout en s’accaparant leurs revenus, et qu’il serait donc logique de leur en redistribuer une partie.

Et le Canada n’est pas le seul territoire à aller de l’avant avec une législation du genre. En 2021, l’Australie a fait passer une loi similaire et, si Meta a bloqué les nouvelles là-bas aussi, les négociations se sont soldées en quelques jours seulement, au profit des médias.

Mais notre cas est différent sur plusieurs points. En Australie, les négociations en question ont eu lieu avant que la loi ne soit passée. Ici, C-18 a déjà obtenu la sanction royale.

Et même si C-18 s’inspire de la loi australienne, les deux sont difficiles à comparer dans les faits. Il s’agit de deux pays, chacun avec son propre système législatif et son propre système médiatique.

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Par exemple, les deux tiers des journaux australiens appartiennent au milliardaire Rupert Murdoch, ce qui pourrait avoir facilité les négociations pour Meta.

Le blocage de Meta, bluff ou pas?

Maintenant, la Californie et l’Union européenne envisagent d’adopter une loi semblable.

« C’est certain que Meta se sert de l’exemple canadien pour essayer de passer un message à tout autre état qui pourrait vouloir aller dans la même direction », estime Alain Saulnier.

Et Michaël Nguyen va dans le même sens en affirmant que « les Canadiens sont sacrifiés pour que Facebook envoie un message aux autres états. »

Je le disais plus haut : dès que le Canada a lancé l’idée de faire comme l’Australie, Meta a dit qu’elle bloquerait les nouvelles au pays. Pablo Rodriguez, qui était alors ministre du Patrimoine avant d’être remplacé cet été par Pascale St-Onge, répétait qu’il s’agissait là d’un bluff.

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Mais ça fait maintenant un bon mois que les Canadien.ne.s n’ont plus accès aux nouvelles sur Facebook, Instagram et Threads. Il n’y a pas de négociations en cours présentement entre l’État et Meta. De toute évidence, l’entreprise ne bluffait pas.

Et ce blocage a beaucoup d’incidences. Économiques, bien sûr : Meta ne paie toujours pas de redevances aux médias, qui risquent même de perdre une partie de leurs revenus en étant privés d’une source de trafic. Mais on s’inquiète des incidences sociales encore plus.

« Ça fait un déficit d’information, soulève le président de la FPJQ. On l’a vu pendant les feux en Colombie-Britannique : le gouvernement essayait de rejoindre un maximum de personnes avec les avis d’évacuation, mais ce n’est pas tout le monde qui est abonné à leur page Facebook. »

J’ajouterais que c’est un climat qui favorise la désinformation, qui, elle, n’est pas bloquée.

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À l’heure où l’intelligence artificielle nous fait douter du vrai et du faux, c’est d’autant plus inquiétant. On en a eu un bon exemple récemment, quand une vidéo montrant un feu à l’oratoire Saint-Joseph a été diffusée sur les réseaux sociaux. Des articles ont démenti les images, mais il est possible que des internautes aient vu la vidéo sans prendre connaissance de la correction des faits.

Pour Alain Saulnier, les contenus des médias diffusés sur les réseaux sociaux « permettent d’enrichir la connaissance étroite que les usagers et usagères ont de l’actualité. Ça veut donc dire qu’on va aussi appauvrir intellectuellement, culturellement et politiquement les usagers et usagères. »

On parle souvent du journalisme comme du quatrième pouvoir, après les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C’est qu’il est en quelque sorte le chien de garde de la démocratie, permettant au public d’être informé réellement et faisant le jour sur des magouilles gouvernementales, notamment.

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« Ça a l’air toujours un peu pompeux de dire que les médias sont un rouage important de la démocratie, mais c’est vrai », rappelle celui qui a dirigé le service de l’information de Radio-Canada de 2006 à 2012.

Deux visions s’opposent

Je vais être transparente : j’étais plutôt convaincue que C-18 était une très bonne chose pour toutes les raisons énumérées jusqu’à maintenant. Mais je suis biaisée, c’est certain. Étant journaliste, c’est évident que je nage en plein conflit d’intérêts quand j’explique aux autres pourquoi des entreprises devraient reverser de l’argent aux médias – ils m’emploient et je veux être payée!

Alors j’ai fait mon devoir et je suis allée voir ce qu’on pensait du côté de Meta. Mark Zuckerberg ne m’a pas répondu, mais la spécialiste des médias numériques et des stratégies sociales en ligne Nellie Brière, qui a été rémunérée par Meta pour la rédaction du Guide pour s’informer autrement, présente un point de vue qui rejoint les arguments de Meta contre la loi C-18.

Selon elle, si Meta s’oppose à la Loi sur les nouvelles en ligne, ce n’est pas (juste) une question de s’en mettre plein les poches sans avoir à partager. C’est surtout que la loi est impraticable.

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« Le problème, dans cette loi-là, c’est qu’on considère des URL diffusées par des utilisateurs de Meta comme étant du contenu volé, ce qui ne fonctionne pas, m’explique-t-elle. Dans l’écosystème du web, une URL, c’est quelque chose qui est supposé être en libre circulation. Là, on considère que c’est du contenu. »

Si Nellie Brière juge que Google est « un peu plus coupable » parce que le moteur de recherche va lui-même tirer les contenus des sites des médias, elle estime que Meta est en train de prouver son point.

« Les gens n’ont pas quitté Facebook. Ce n’est pas vrai que sans les médias d’info, Facebook n’a plus de valeur. Et est-ce que le trafic des médias d’info est en train de baisser? Je pense que oui. »

« À qui ça fait mal? Aux médias d’info. Ça démontre que la libre circulation des URL a une valeur, et non l’inverse. »

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Je lui invoque que, selon Jean-Hugues Roy de l’École des médias de l’UQAM, en 2021, le journalisme canadien a permis de rapporter à Meta 193 millions de dollars.

Heureusement qu’elle n’avait pas une gorgée de café dans la bouche, elle se serait étouffée avec de surprise. Elle est très claire : à son avis, Meta ne perd pas d’argent en se privant des publications des médias. La fréquentation de Facebook n’a pas baissé du tout, ni en temps passé sur la plateforme ni en utilisateurs actifs.

« Je ne vois pas où ils perdent de l’agent », m’assure celle qui n’est pas opposée à l’idée de redevances, mais bien à la loi telle qu’elle est présentement écrite. « Ils en perdraient s’il y avait une désaffection, que les gens passaient moins de temps sur la plateforme – ils pourraient alors vendre moins de pubs. »

Mais tant que des contenus sont générés, que ce soit ou non par les médias, Meta fait de l’argent.

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C’est pour ça que sa menace de bloquer les nouvelles a été mise à exécution : Meta n’avait aucune raison de bluffer.

Ça me fait mal de l’admettre, mais il semble qu’en dehors de mon cercle de gens passionnés des médias, la plupart des Canadien.ne.s n’en ont pas grand-chose à faire de voir des vidéos de chats ou de bricolage en cinq minutes plutôt que des actualités politiques ou culturelles.

« En enlevant les infos, c’est sûr que les gens qui travaillent là-dedans ont vu leur fil d’actualité être affecté, reconnaît Nellie Brière. Mais on est dans une bulle; la majorité des gens n’ont pas vu de différence. J’entends même des commentaires des plus jeunes qui me disent que c’est tellement plus intéressant, maintenant! »

Mais ça ne brime pas l’accès à l’information? « On ne peut pas dire que c’est un devoir de permettre la libre circulation d’une URL et en même temps faire une loi qui demande de payer pour cette circulation d’URL là », tranche-t-elle.

Quelles issues à ce bras de fer?

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On se retrouve devant un mur. Meta ne semble pas à la veille de bouger sur sa position et, comme la Loi sur les nouvelles en ligne a déjà obtenu la sanction royale, on peut difficilement la modifier en criant « Facebook ».

« L’attitude de Facebook, ça a toujours été de faire à leur tête et de nier l’autorité de l’état en matière réglementaire », rappelle Alain Saulnier.

« L’entreprise tient son bout et je ne crois pas qu’elle va plier. Je pense qu’à un certain moment, le gouvernement canadien va peut-être tenter de faire une forme de compromis. Mais j’espère que ça ne sera pas le gouvernement canadien qui sera le premier à le faire. »

N’empêche que le gouvernement canadien n’a pas un grand levier de négociation quand on constate que Meta ne perd pas d’argent et n’apparaît pas aux yeux de l’ensemble du monde comme une entreprise antidémocratique.

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Et même si des redevances finissent par être versées aux médias, seront-elles versées à tous les médias? Près d’une vingtaine de médias canadiens avaient déjà des ententes avec Meta – ententes qui ont pris fin quand C-18 a été adoptée –, mais de plus petits médias indépendants en étaient exclus.

Pour ces raisons, les spécialistes s’entendent : oui, il faut des redevances, mais il faut aussi revoir le modèle d’affaires des médias.

« Il faut aussi que les médias revoient leur mode de fonctionnement, revoient leur modèle d’affaires et ne soient pas à la traîne », pense Alain Saulnier.

« Il ne faut pas croire que C-18 est une panacée qui va leur permettre de sauver leurs entreprises. C-18, c’est une étape, c’est un moyen. Mais ce n’est pas le seul moyen par lequel les médias vont pouvoir sauver leur peau. »

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Convaincu qu’il faut « s’affranchir de ces géants américains qui nous dictent ce qui est de bon goût », le journaliste soulève une proposition peut-être idéaliste, mais intéressante.

Cette idée, qu’il a développé davantage dans un texte publié dans La Presse, est de faire naître « un réseau social public, ouvert et géré par un code d’éthique, un peu comme on le fait dans des grandes entreprises de presse ». Un réseau social qui, sans être une nouvelle société d’État, pourrait être un organisme sans but lucratif.

D’ici à ce qu’une telle solution soit mise en place, il reste que les redevances, comme le conçoit le gouvernement canadien avec la Loi sur les nouvelles en ligne, sont une façon d’aller dans la bonne direction pour garder nos salles de rédaction.

« En Australie, les négociations se sont déroulées somme toute rapidement. Est-ce que ça règle toutes les questions de la crise des médias qui frappe le monde? Non. Mais ça permet de souffler », conclut Michaël Nguyen.

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