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Compter les flocons

Par
Manue des Rosemomz
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C’était un dimanche de décembre, un de ceux où la neige devient marine à 16 h et qui donne envie de vite rentrer à la maison s’emmitoufler le frisson dans une doudou. Surtout lorsque les flocons se mettent à tourbillonner sur eux-mêmes en créant des tornades éphémères. C’était un soir comme ça. J’étais à Québec pour les vacances, avec ma fille. Elle devait avoir 4 ou 5 ans. On créchait chez ma mère.

Dean Martin et le Martini étaient inspirants, et les restes de dinde s’étaient métamorphosés en un joyeux bouillon du réconfort. Ils valsaient dans un bol avec de la citronnelle et de la coriandre. Ça goûtait magique. Y’avait aussi un feu de foyer qui chauffait trop la pièce, et nos joues ne dérougissaient pas.

Ma fille réclamait un Ciné-cadeau. C’était Les douze travaux d’Astérix, mon préféré. La tête sur mes cuisses, elle se tordait de rire devant l’hypnotiseur qui devenait un sanglier. Ravies, on se bourrait de petits bonhommes de pain d’épices sur le divan. Ma mère est venue nous rejoindre au salon. Elle s’était attardée un bon moment dans la cuisine pour terminer une revue… et une bouteille de vin.

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Elle s’est assise sur le tapis, nous faisant dos. Soudain, elle s’est mise à mimer le dessin animé de ses mains avec des gestes étranges et saccadés. Ma fille rigolait au début, mais elle a rapidement demandé à ma mère d’arrêter, car les Gaulois disparaissaient derrière ce jeu tordu. Elle a pourtant continué et en a rajouté en ponctuant le tout d’onomatopées étranges.

Petite, j’ai souvent subi ce genre de triste théâtre. J’ai demandé à ma mère de se tasser un peu. Elle continuait ses sparages. Je l’ai redemandé, encore. Le vent de la colère éthylique s’est alors levé, et elle a commencé à me dire que j’avais « un maudit problème » et à crier que j’étais contrôlante, rabat-joie, manipulatrice et des insultes pires encore que mes oreilles n’ont pas voulu absorber. Je tentais de me concentrer sur le bruit des petits grêlons qui frappait sur la vitre à l’extérieur. Enfant, je fuyais ainsi en me perdant dans les détails: compter les voyelles dans les mots qu’elle prononçait, écouter la goutte régulière qui tombait dans le lavabo, regrouper mentalement par trois les tuiles de la céramique, enrouler mon doigt autour d’un épi de cheveux et tapoter l’extrémité de la mèche sur ma joue, regarder les nœuds dans les lattes de bois du plancher et tenter de faire apparaître des visages, fixer une ampoule allumée et promener le halo violet qu’elle créait sur ma rétine sur le mur devant moi. Rentrer dans les détails, fusionner avec eux, pour m’éloigner, ne pas entendre, oublier…. Mais là, je ne pouvais pas, une petite main serrait la mienne, de petits yeux ronds cherchaient mon regard. Ma fille était trop petite pour remettre les lettres des mots prononcés par sa grand-mère en ordre alphabétique, elle attendait que je réagisse. Sortir de là, la protéger.

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On a remis nos habits de neige encore un peu mouillés. Dans un sac à dos en forme de pomme, j’ai mis un pyjama de ratine, un chien mou et deux brosses à dents. On s’est retrouvées en pleine nuit dehors, tentant de garder l’équilibre, poussées par des bourrasques hostiles qui nous pinçaient les joues. Il n’y a rien de plus froid qu’une rue de banlieue en hiver.

Ma fille, même si je l’y incitais fortement, refusait de bouger. Boquée ben raide, les deux pieds plantés dans le banc de neige. Il fallait avancer. Une amie d’enfance qui avait racheté la maison de ses parents à deux coins de rue acceptait de nous accueillir pour la nuit. Il était déjà 21 h, je ne voulais pas ambitionner. Il faisait froid, il ventait fort, mais ma petite esquimaude capuchonnée restait sur place.

Je me suis penchée vers elle, qu’est-ce qu’il y a mon loup, t’es triste, tu voulais rester ici? De grosses larmes coulaient sur ses joues. Du plus profond de son ventre, elle a crié, encore plus fort que le vent: « Pourquoi tu n’as rien dit?!!! Pourquoi tu n’as rien fait?!!! »

Et j’ai réalisé à quel point, elle avait eu peur. Terrifiée de voir sa grand-mère qu’elle aime tant, devenir quelqu’un qu’elle ne reconnaissait pas. Et je me suis rappelé à quel point à son âge j’avais peur aussi…

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Depuis que ma fille était née, j’avais toujours réussi à esquiver ce genre de situation, à la préserver de ces images. Mais là, je l’avais échappé. Agenouillée dans la tempête, j’ai pris le temps de lui expliquer que parfois, quand les adultes boivent trop d’alcool, ils deviennent des clowns tristes qui font peur… Le lendemain, leur masque s’efface, mais ils ne se souviennent pas toujours de ce qui s’est passé. Je lui ai dit que même si elle en reparlait à sa grand-mère, elle lui dirait peut-être que rien de cela n’était arrivé. Combien de fois, enfant, m’a-t-on invalidée ? Combien de fois m’a-t-on dit que ma mère était « fatiguée »? Personne ne mettait de mots sur ma détresse d’enfant. J’ai revu toutes les soirées où, redoutant la terrible métamorphose de la figure maternelle, le crescendo de mon anxiété grandissait au rythme du bruit de l’ouvre-bouteille.

Cette nuit-là, en consolant et en réchauffant ma petite fille enneigée, j’ai réalisé que je serrais aussi dans mes bras une partie de moi… une petite Manue frigorifiée à qui personne n’avait rien expliqué et qui avait passé trop d’années à compter les flocons pour se rassurer.

Manue pour les RoseMomz

Pour lire un autre texte de Manue des Rosemomz: « Décompte dans les décombres ».

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