.jpg)
Comment planifier ses finances en cas d’une éventuelle séparation
Aucun couple n’aime anticiper une rupture, même si un mariage sur deux se termine en divorce. L’amour rend-il réellement aveugle? Hélène Belleau, professeure et chercheuse à l’Institut national de la recherche scientifique spécialisée en sociologie des relations conjugales, des familles et de l’usage social de l’argent, ne le croit pas.
Selon le concept de la « logique amoureuse », il s’agirait plutôt d’un biais cognitif. « On s’investit dans une relation parce qu’on pense évidemment qu’elle va durer, mais cela va à l’encontre de la logique marchande où nous devons défendre nos intérêts personnels. Selon la logique amoureuse, le couple doit passer avant nos intérêts personnels. Lorsque ces derniers sont évoqués, les réflexes sont de dire : « Veux-tu me quitter? Es-tu avec moi pour mon argent? » Ces deux logiques semblent incompatibles. »
L’une des raisons principalement évoquées par les personnes refusant un contrat de vie commune est la complexité perçue du processus. La première étape consiste en la rédaction d’une liste exhaustive de tous les acquis. « Dès la première discussion, ça dérape souvent, parce qu’après quelques années uniquement de vie commune, les frontières de ce qui appartient à qui sont déjà brouillées, » soulève la sociologue. D’ailleurs, l’argent est l’une des sources principales de conflit dans un couple.
Mais si nous planifions notre mort grâce à un testament alors que notre cœur bat encore, il est donc tout aussi logique de planifier notre séparation alors que nous sommes dans une relation qui va bien, où l’amour et le respect mutuel rendent les conversations inconfortables plus faciles, non?
Qu’est-ce qu’un contrat de vie commune?
Un contrat de vie commune est une entente conclue par écrit entre deux partenaires qui définit les droits et les obligations de chacun.e durant la relation et lors de la séparation. Le but est de rétablir ou de prévenir les déséquilibres et iniquités économiques.
Idéalement, un contrat de vie commune est notarié. Au-delà de l’expertise, le fait de faire appel à une tierce personne neutre comporte son lot d’avantages, comme celui d’offrir un document solide qui ne pourra être aisément contesté si des procédures légales sont encourues à la suite d’une séparation.
Contrairement au mariage, un contrat de vie commune peut être rétroactif. Il est donc possible, lors de la signature, de déterminer que l’accumulation du patrimoine familial débute au moment de la naissance du premier enfant ou de la cohabitation, par exemple.
Qui doit faire un contrat de vie commune?
Qui devrait avoir un contrat de vie commune? Toutes les personnes en union libre, même si elles n’ont pas d’enfants.
« S’il n’y a pas d’enfants, que chaque conjoint conserve son indépendance financière et qu’il y a partage équitable des dépenses, il y a moins de risques, indique Hélène Belleau. Mais c’est beaucoup de “si”. Et ça peut tellement chavirer rapidement… Si un des deux partenaires a une opportunité d’emploi dans une autre région et que l’autre quitte tout pour le ou la suivre, il y aura un important coût de renonciation financier associé à une telle décision. »
Comment initier la conversation avec son ou sa partenaire?
Dans L’amour et l’argent : guide de survie en 60 questions publié en 2017 et écrit par Hélène Belleau et Delphine Lobet, le premier conseil évoqué est de planifier la discussion en territoire neutre, avec une tierce personne. Cela peut se traduire, par exemple, par quelque chose comme : « C’est plutôt difficile de parler d’argent, que dirais-tu de prendre un rendez-vous chez un.e notaire pour explorer l’option d’un contrat de vie commune? »
De plus, il est important d’insister sur l’équité à long terme. Ce qui n’est pas un problème aujourd’hui en sera peut-être un demain. Hélène Belleau travaille d’ailleurs depuis peu auprès de conseiller.ère.s financier.ère.s : « Beaucoup de couples se rendent compte dans leur bureau que ne pas être mariés complique les choses. De nombreux conseillers financiers vont se permettre de dire à l’un des conjoints que ce n’est pas dans leur intérêt de signer un contrat de vie commune ou de se marier. Il faut un changement de mentalité : en quoi protéger son ou sa partenaire et s’assurer d’une qualité de vie équitable pour les deux conjoints n’est pas dans leur meilleur intérêt? »
Cette éducation doit également avoir lieu quant à la valeur du travail invisible que la majorité des mères assurent, au détriment de leur propre santé financière. Au bout d’une semaine, les mères passent quatre heures de plus que les pères à prendre soin des enfants. Malgré cela, plusieurs femmes n’assistent pas au rendez-vous avec les conseiller.ère.s financier.ère.s, car elles ne considèrent que l’argent ne leur appartient pas.
Les recherches d’Hélène Belleau ont également démontré que, généralement, lorsqu’une femme a un salaire plus élevé que son conjoint ou qu’elle travaille davantage, l’homme n’effectue pas plus de tâches à la maison.
Comment gérer les dépenses et les revenus?
Deux grandes options s’offrent aux couples pour gérer leurs finances : le partage des dépenses ou la mise en commun des revenus.
Dans la première, il s’agit de faire une liste des dépenses communes et de diviser celles-ci au prorata du revenu de chacun.e ou de façon 50/50. Les couples en union libre sont statistiquement plus nombreux à privilégier les dépenses « moitié-moitié », et ce, même lors d’écarts de revenus importants.
La seconde option consiste en la mise en commun des revenus. Il s’agit de l’idée du revenu familial qui est à la base de toutes les politiques sociales québécoises. C’est le fameux compte-conjoint. En gros, les membres du couple mettent leurs revenus en commun et dépensent à partir de ce compte. La mise en commun des revenus est la forme de gestion la plus utilisée dans les couples hétérosexuels où la femme a le plus haut revenu.
« Cependant, nous avons découvert que même lorsque les revenus sont mis en commun, l’épargne est souvent gérée séparément », note Hélène Belleau. La chercheuse insiste beaucoup sur cet aspect, car il s’avère d’une importance capitale lors d’une séparation. « Même parmi les générations plus jeunes, lorsque des enfants entrent dans le portrait, les mères réduisent leur temps de travail, alors que les pères l’augmentent pour compenser les pertes. Ainsi, les hommes épargnent plus, alors que les femmes peinent à y arriver. » Effectivement, ces dernières ont en moyenne 40 % moins d’économies que leur partenaire. Ainsi, la redistribution des revenus mis en commun n’est pas toujours équitable.
Cela est aussi vrai pour les couples sans enfant. Ariane Boisseau, notaire spécialisée en contrat de mariage et de vie commune, cite en exemple une personne qui aurait soutenu financièrement son ou sa partenaire le temps de ses études en médecine. « Lorsque la personne sera enfin placée, avec un salaire considérablement plus élevé, ce serait inéquitable qu’il n’y ait pas de compensation financière pour l’autre pour les années à assurer toutes les dépenses seule », souligne-t-elle.
Quelles sont les étapes d’un contrat de vie commune?
Comment se déroule le mise en place d’un contrat de vie commune? La notaire Ariane Boisseau envoie d’abord des documents à remplir à ses client.e.s, dont un bilan sommaire de tous leurs biens ainsi que des informations au sujet des intentions du couple.
La première rencontre, qui dure deux heures, sert à dresser un portrait global de la situation. « Mon but est d’apprendre à connaitre la dynamique de couple au-delà de l’aspect financier, précise-t-elle. Est-ce que des injustices se sont créées? Le mode de fonctionnement est-il juste et équitable? Est-ce que chacun se sent en sécurité? Quelles sont les solutions pour rétablir l’équilibre? » Pour la notaire, un contrat de vie commune sert surtout à créer une équité dans le maintenant afin d’éviter les dépendances financières.
Ensuite, elle explique les diverses possibilités à ses client.e.s, les conseille et leur fait une proposition. Elle envoie une première version du contrat que les conjoint.e.s doivent consulter et commenter pour que, lors du deuxième rendez-vous, le tout ait pu être ajusté. La notaire détaille alors les clauses de la convention de vie commune, répond aux questions et fait signer le document aux deux conjoint.e.s.
Voici quelques exemples des clauses d’un contrat de vie commune :
- Pension alimentaire pour le ou la conjoint.e et les enfants;
- Prestation compensatoire planifiée d’avance en cas de séparation;
- Détermination du fonctionnement du partage des dépenses et des épargnes;
- Mécanismes de rachat de la résidence familiale;
- Division des dettes.
Puisque les contrats de vie commune ne sont pas très en demande, peu de notaires en font une spécialité. Il est donc important de prendre le temps de choisir la bonne personne en discutant avec elle au préalable.
Ariane Boisseau réalise le même processus de son côté. « Je préfère travailler dans l’amour, où les deux personnes souhaitent faire ce qui est juste. C’est là que je suis confortable. Après, je considère qu’éduquer fait partie de mon travail. Je présente la famille comme une entreprise : chaque apport – qu’il soit en termes de temps ou financier – a une valeur. Mais si, après mes conseils, les clients veulent aller de l’avant avec une entente que je considère clairement inéquitable pour un des partis, je refuse de poursuivre. Ce ne serait pas éthique de ma part, à mon avis. »
Laurence – qui a signé un contrat de vie commune il y a quelques années avec son conjoint – a été surprise par le processus à la fois simple et rigoureux. « C’est assez froid, en comparaison au mariage, où il y a un esprit d’union et de fête lorsque tu passes chez le notaire. Là, c’était très factuel. On discute de nos droits et des dénouements possibles en cas de séparation et on passe à travers chacun de nos besoins et de nos souhaits pour que tout le monde se sente respecté. C’était vraiment très complet et rassurant. »
Le couple souhaite d’ailleurs repasser au bureau de sa notaire afin d’ajuster son contrat de vie commune à sa nouvelle réalité de parents. Quelles seront les nouvelles questions abordées? « C’est super important pour nous de nous assurer que nous ne pourrions jamais utiliser nos enfants l’un contre l’autre, dit Laurence. Aussi, ma situation financière a changé avec deux congés de maternité. On a déjà des ententes verbales, mais je sais que ça ne vaut rien sans contrat. Finalement, je veux m’assurer qu’en cas de séparation, je puisse donner le même niveau de vie à mes enfants, que je n’aie pas à les déraciner de leur milieu. »
L’erreur à éviter : les ententes verbales
Le contrat verbal existe et peut être valide. Cependant, puisque chacun.e peut l’interpréter différemment, il est difficile à prouver lors de démarches judiciaires.
Quelques jours après que Madeleine* et son conjoint ont signé l’achat de leur maison – où ils s’entendent pour une séparation des paiements hypothécaires à 50/50 car leur salaire est semblable – ce dernier perd son emploi. Le couple s’entend alors pour que Madeleine assure la totalité des paiements hypothécaires en plus des taxes municipales et scolaires, alors que de son côté, il assurerait les paiements des assurances, d’internet et d’Hydro-Québec.
Dix-huit mois plus tard, l ’entente est encore inchangée. « On n’en a jamais rediscuté, on n’a jamais pris le temps de calculer, raconte Madeleine. Puis en 2021, on s’est séparé. On était en bons termes à ce moment, donc on a décidé de conserver l’hypothèque jusqu’en 2024, afin de ne pas perdre trop d’argent et pour ne pas payer la pénalité liée à la rupture de l’hypothèque. »
Puis, quelques mois plus tard, son ex fait l’achat d’un terrain avec sa nouvelle conjointe. « Il m’a donné 10 jours en plein temps des Fêtes pour effectuer les démarches afin de racheter sa part de la maison et trouver une autre hypothèque, se souvient Madeleine. J’étais en rush de fin d’étape (elle est enseignante), je devais faire 10 heures de route pour me rendre chez mes parents… J’ai donc fait affaire avec le premier conseiller hypothécaire disponible et j’ai vraiment été mal conseillée. »
Puisque sur papier, son conjoint assure la moitié des paiements de l’hypothèque de la maison, il est dans son droit d’exiger la moitié de la valeur de la maison ainsi que les profits générés par l’augmentation de la valeur de la propriété. Il lui charge également la moitié de tous les paiements qu’il a assumés durant les dernières années.
« Il a commencé à se présenter chez moi pour faire le tour des meubles de la maison en disant que c’était injuste que je conserve tout », relate Madeleine.
Une avocate lui confirme qu’en médiation, elle réussirait sans doute à réduire le montant à payer, mais que ce processus prendra environ cinq années. « Je commençais à être épuisée et apeurée. J’ai finalement acheté la paix en lui faisant un chèque de près de 20 000 $. »
Rédiger son propre contrat de vie commune
Les frais de notaire pour une convention de vie commune pouvant s’établir entre 1 500 $ et 2 000 $, ce n’est malheureusement pas une option accessible à tout le monde.
Les sociologues Hélène Belleau et Delphine Lobet ont collaboré avec une juriste dans le cadre de leur ouvrage L’amour et l’argent : guide de survie en 60 questions afin de proposer un canevas pour un contrat de vie commune à réaliser soi-même. Il est également disponible dans cet article de L’Actualité.
Il faut cependant demeurer vigilant.e, car il y a des risques d’adopter des clauses qui ne sont pas légales. De plus, la complexité des décisions à prendre et les conflits générés par les discussions entourant l’argent mènent souvent à l’abandon du processus.
En bref, il s’agit de s’entendre sur la date du début du contrat, sur les modalités du partage du patrimoine familial ainsi que sur les moyens pris pour rétablir les déséquilibres économiques et assurer une autonomie financière à chacun.e. Les autrices suggèrent également d’ajouter une clause stipulant que la personne qui ne respecte pas le contrat devra assumer les frais entrainés par sa contestation.
Ensuite, chaque partenaire signe le contrat devant témoins et range sa copie en lieu sûr. Hélène Belleau suggère fortement que ces témoins ne soient pas des membres des familles respectives des partenaires, afin de préserver une forme d’objectivité s’il y avait séparation.
Tous les contrats sont réfutables, mais selon la chercheuse, un contrat contestable est mieux que pas de contrat du tout. « De plus, ça permet d’initier des conversations extrêmement importantes. C’est une très grande preuve d’amour, au fond! », conclut-elle.
*Prénom fictif