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C’est assis.e devant l’œuvre sous une lumière tamisée qu’on peut apprécier optimalement la sculpture nouvellement achevée dans l’atelier de Luc Poirier. « Si tu vois un orignal, tu ne seras pas au niveau de ses yeux. En t’assoyant, ça devient un point de vue plus réaliste », m’explique-t-il, debout à côté de la chaise sur laquelle je suis installée.
Il faut dire que le souci du réalisme est perçant à travers l’imposante silhouette en bois. Les fougères qui entourent l’animal sont taillées avec la même minutie que les oiseaux en formation en V qui meublent le ciel, derrière lui.
Admirer le travail dans toute son ampleur est assurément une tâche plus réalisable lorsqu’on se tient en chair et en os devant l’orignal qui se déploie d’un mur, (presque) en chair et en bois.
Septuagénaire résidant à Rawdon, dans Lanaudière, Luc Poirier travaille sept jours par semaine dans son atelier depuis qu’il a pris sa retraite de l’enseignement des arts plastiques, en 2009. Après y avoir consacré près de 3500 heures, la sculpture de l’orignal est le premier projet qu’il a complété. « Maintenant que c’est fini, je veux que ça soit vendu. Je ne veux plus le voir », me dit-il avec désinvolture.
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Il m’est difficile de concevoir que Luc ne ressent aucun attachement pour l’objet qui a occupé presque sans relâche plusieurs années de sa vie. Or, l’artiste est catégorique : son œuvre doit être vendue « le plus vite possible ».
Sa tête est déjà ailleurs. Dans son atelier, il ne suffit que de se retourner pour constater l’œuvre en chantier plus imposante encore : une muraille en bois de vingt-quatre pieds de long et douze de haut mettant en scène un nid d’aigles et qui est déjà bien avancée, bien que loin d’être terminée.
Pourtant, la fin est déjà prévue. D’ici trois ans, prévoit Luc, l’œuvre sera prête, elle aussi, à quitter l’atelier sans adieux déchirants ou nostalgie brise-cœur. Au moment où ces lignes étaient écrites, elle était forte de 14 000 heures de travail s’échelonnant sur une douzaine d’années.
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La valeur inestimable de l’art
Les deux sculptures partagent la même impasse : leur valeur inestimable. Ce n’est pas moi (ou même Luc) qui le dis, mais plutôt l’évaluateur qui est venu dans l’atelier il y a cinq ans de cela. « Pour le mur [d’aigles], je n’étais pas avancé comme ça, relate-t-il. Mais déjà, il m’a dit que c’était impossible à évaluer. Que ça n’avait pas de prix. »
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À cela s’ajoute le fait que, pour dix offres, il aurait dix prix différents selon l’identité de l’acheteur.euse. Luc m’explique qu’il tirerait davantage profit à vendre aux États-Unis, où l’aigle est l’emblème national, qu’au Québec, par exemple.
De plus, une œuvre comme celle-là ne peut pas être évaluée avec un taux horaire, mentionne le septuagénaire. D’après le spécialiste, trop de travail, trop d’expertise, trop d’heures ont été investis pour qu’un prix puisse être fixé. « Il est parti et je n’ai pas eu de réponse », conclut-il.
Manifestement, ça ne l’inquiète pas trop. De toute façon, Luc ne travaille pas pour l’argent. Du moins, depuis sa retraite, art rime davantage avec passion qu’avec gagne-pain. De fait, la compensation financière ne figure pas très haut dans les critères qu’il a établis pour se départir de son projet.
« Je ne travaille pas pour l’argent, mais je ne travaille pas pour rien. »
Ce qui l’importe en premier, c’est plutôt l’entreposage de l’œuvre (qui devra être placée dans un endroit à température et humidité contrôlées, sous un bon éclairage) et la mise en valeur de celle-ci lorsqu’elle ne lui appartiendra plus. Finalement, c’est l’offre monétaire qui occupe la troisième position de sa liste. « Je ne travaille pas pour l’argent, mais je ne travaille pas pour rien », nuance-t-il.
« C’est rare que je parle d’argent. […] Je déteste en parler », me confie-t-il. La gêne me saisit, sachant que c’est ce sujet qui m’intéressait en venant lui parler. Pourquoi un tel malaise?
« Parce que ce n’est pas important, l’argent. La plupart des gens y accordent trop d’importance. Je ne veux pas tomber là-dedans », déclare celui qui n’aspire pas à devenir millionnaire. À l’inverse, quelqu’un qui veut faire de l’argent ne passerait pas plus de 3000 heures sur un tel projet, m’assure Luc. « Peu importe le prix que ça va se vendre, personne ne va travailler 16 ans sur une affaire juste pour l’argent. La raison, c’est l’art, la créativité, l’inspiration. […] Quand tu parles d’argent, tu éloignes la créativité, poursuit-il. Plus tu parles d’argent, plus la créativité disparaît. C’est comme un gros coup de massue. »
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Le point final
Pendant le temps des Fêtes, plusieurs proches de Luc ont reçu une carte de souhait décorée d’une photo de la sculpture de l’orignal finalement achevée. Une façon pour l’artiste de montrer la progression de ses projets (et dans ce cas, le résultat final), mais aussi de dire bonjour à ses êtres chers. « Ils savent ce que je fais, mais pas nécessairement où je suis rendu », mentionne-t-il.
Luc carbure aux projets de grandeur : le grand mur derrière moi, d’où émergent notamment deux aigles presque achevés et les branches d’un nid aux infinis détails en est la preuve cuisante. « J’ai commencé par faire le ciel », raconte-t-il. Depuis le tout début, l’artiste connaissait déjà l’ampleur du projet qui allait l’occuper pendant les quinze années suivantes.
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Après des milliers d’heures de labeur, comment fait-on pour décider que c’est réellement terminé? Quel est le point final d’un tel travail?
L’artiste m’avoue que « ce n’est jamais vraiment fini ». Il effectue son travail par zones ciblées puis fait un pas en arrière éventuellement pour voir l’ensemble, assis longuement devant son œuvre. Tant qu’il y trouve des défauts, il continue à travailler. « Quand je n’en trouve plus après deux semaines, c’est que j’en ai pas. Ou que je n’en trouve pas », convient-il. Et il passe à autre chose, presque immédiatement, avec un lâcher-prise déconcertant.
La suite, Luc la connaît déjà. Des projets de sculptures un peu plus abstraites meublent déjà ses pensées. Aucun regard sur le passé n’est envisageable. « Je vis dans le présent et dans le futur, m’explique-t-il. Le présent parce qu’il faut que je travaille, mais le futur parce que j’ai plein de projets. »