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Quatre95

Combien ça gagne, un débardeur?

La réponse c’est « beaucoup ». Mais à quel prix?

Par
Alexia Boyer
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Alors que le port de Montréal vient de connaître six jours de paralysie en raison d’un conflit entre l’Association des employeurs maritimes (AEM) et les syndicats de travailleurs, on entend beaucoup parler des salaires des débardeurs.

La job des débardeurs, en gros, c’est d’assurer le transfert des cargaisons de marchandises qui arrivent par camions ou par trains vers les terminaux de stockage du port puis les navires, et vice-versa.

Sur les réseaux sociaux, j’ai vu plusieurs réactions indignées de personnes affirmant que les débardeurs gagnent trop bien leur vie pour que leurs revendications soient légitimes. Alors, je me suis demandé : leur situation est-elle si enviable que ça?

J’ai tenté d’entrer en contact avec des débardeurs du port de Montréal, mais les circonstances tendues font qu’ils n’ont pas vraiment le goût de s’entretenir avec des médias. En revanche, un débardeur qui travaille au port de Trois-Rivières a accepté de me parler de son travail. Il a le même employeur que ses confrères de Montréal, mais quelques aspects diffèrent dans leurs conditions de travail. Par exemple, les débardeurs montréalais ont une garantie de salaire, mais sont obligés d’être disponibles 19 jours par périodes de 21 jours, alors que leurs collègues de Trois-Rivières n’ont aucune garantie concernant leurs revenus, mais pas d’obligation quant à leurs disponibilités, non plus.

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Pour éviter qu’il ne s’expose à de potentielles représailles de l’AEM, mon interlocuteur conservera l’anonymat. Nous l’appellerons donc Samuel.

Des montants qui donnent le tournis

« Effectivement, nous avons la chance de faire un bon salaire », admet Samuel d’emblée.

Son taux horaire de base s’élève à 33,44 $ de l’heure. Ce montant est bonifié à taux et demi (50,16$ de l’heure) pour les quarts de travail de soir, peu importe l’heure à laquelle il commence à travailler. Par exemple, s’il commence à 14h et finit à 18h, c’est le taux de soir qui sera pris en compte pour la période de travail en entier. La nuit et les fins de semaine, il est rémunéré à taux double (66,88 $ de l’heure).

Pour que ça soit plus clair, je vous ai fait un petit tableau :

Lundi à vendredi

Samedi et dimanche

Journée (8h à 16h)

33,44$ de l’heure

66,88$ de l’heure

Soir (16h à minuit)

50,16$ de l’heure

66,88$ de l’heure

Nuit (minuit à 8h)

66,88$ de l’heure

66,88$ de l’heure

Les débardeurs voient également le taux en cours (de base, de soir, de nuit ou de fin de semaine) être doublé s’ils travaillent sur l’heure du repas ou avec des produits dangereux. Un débardeur peut donc toucher une rémunération de 133,76 $ de l’heure pour le travail effectué sur l’heure du souper pendant la fin de semaine, ce qui équivaut à 8,5 fois le salaire minimum. À ce taux horaire là, 8,5 heures de travail permettent d’atteindre le montant de la rémunération hebdomadaire moyenne au Québec en 2023, qui s’élevait à 1 151,56$.

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Samuel précise toutefois qu’« avoir un quart avec ces conditions-là, c’est comme gagner au loto tellement c’est rare ». De plus, dans ces situations, le temps de travail est calculé aux quarts d’heure et non plus à l’heure, les débardeurs ne peuvent donc travailler que 15 ou 30 minutes à ce taux.

En 2024, Samuel estime que son salaire annuel s’élèvera à environ 110 000 $, soit plus de deux fois et demi le salaire moyen au Québec, qui s’élevait à 41 600 $ en 2021.

« On a un certain privilège, et beaucoup de gens ne s’attardent qu’à cet aspect, sans voir le reste », m’explique Samuel.

En effet, pour atteindre un tel salaire, il doit cumuler beaucoup d’heures de travail. « Dans notre domaine, une semaine de 60 heures, c’est une petite semaine. On est poussés à travailler 80 heures, ou même plus. » De plus, les débardeurs peuvent aussi être appelés à attacher et détacher les bateaux, ce qui s’ajoute à leur charge de travail habituelle.

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Une impossible conciliation travail-famille

« À cause du manque de personnel, on est souvent appelés à faire des journées de 16 heures pendant cinq, six ou sept jours d’affilée », témoigne Samuel. « On peut faire des quarts de jour, de soir et de nuit en seulement deux jours, et faire ça deux fois dans la même semaine. »

Le débardeur ajoute qu’il ne sait jamais à l’avance combien d’heures il travaillera dans sa journée, car son statut l’oblige à rester sur place jusqu’à ce que le superviseur du quart de travail l’autorise à rentrer chez lui. « La majorité de mes quarts de travail finissent par être prolongés. »

« Les journées de 8 heures deviennent donc des journées de 12 heures. »

Ces conditions de travail ont bien sûr un impact non négligeable sur la vie personnelle des travailleurs, particulièrement celles et ceux qui ont des enfants. « Difficile de gérer une gardienne sans savoir quand on sera de retour à la maison. »

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Une vie sur appel

« Je reçois mon horaire le soir à 18h, explique Samuel. Et si je n’ai pas eu d’assignation, un autre horaire sort le lendemain matin à 10h. » Samuel doit donc être constamment disponible, d’autant plus que des quarts de travail qui commencent à minuit peuvent être annoncés à 21h.

À l’incertitude des horaires s’ajoute celle de l’emploi lui-même.

En effet, les débardeurs peuvent également ne pas travailler pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pendant les périodes creuses, et sans aucune compensation. Accepter toutes les heures offertes leur permet donc de se garantir un revenu en prévision des semaines sans travail.

Par ailleurs, le système d’ancienneté établi dans la convention collective entre l’employeur/l’AEM et le syndicat repose sur le nombre d’heures travaillées. Pour espérer obtenir les quarts de travail les mieux rémunérés et les moins pénibles physiquement, il est donc préférable de ne pas être trop sélectif et de maximiser le nombre d’heures accumulées.

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Entre les semaines hyper chargées, les horaires incertains, les risques de blessure ou de burn-out ou encore des divorces, la vie des débardeurs n’est pas toujours rose. « Comment organiser un souper ou avoir des hobbies lorsqu’on n’a pas d’horaire préétabli? C’est vraiment difficile d’avoir une vie sociale épanouie », confie Samuel.

Les conditions de travail éprouvantes poussent d’ailleurs un grand nombre d’entre eux à quitter le métier. Samuel estime d’ailleurs que 90 % des employés embauchés cette année ne seront plus là l’an prochain à cause de ces difficultés – même si ces embauches sont des employés contractuels engagés pour l’été uniquement.