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C’est comment, travailler sur un yacht de luxe?
Le récent épisode du sous-marin d’Oceangate nous a collectivement rappelé que la mer est un endroit vaste et dangereux sur lequel on n’en sait que trop peu. C’est peut-être pour ça que les yachts et bateaux privés se vendent si bien, ces temps-ci : c’est l’un des derniers endroits où les gens peuvent trouver la paix.
Pourtant, les yachts sont un peu une dichotomie : de plus en plus grands, opulents, ostentatoires, la plupart des superyachts sont mieux équipés qu’un manoir. Pourtant, on sait rarement à qui ils appartiennent, la plupart étant enregistrés par des sociétés anonymes. Et on sait encore moins ce qu’il s’y passe! Du capitaine au personnel de cabine au responsable du maintien de plomberie, les employé.e.s de yachts de luxe sont soumis à de très longs et solides accords de confidentialité.
Comme l’expliquait récemment Kevin Merrigan, le courtier de yacht privé, dans un article du New Yorker :
« Personne aujourd’hui, mis à part les enculés et les gens ridicules, ne vit sur la terre ferme ce que l’on appelle une vie de vrai luxe. »
« Oui, les gens ont de belles maisons et tout ça, mais il y a peu de chance qu’ils aient un aussi gros ratio de domestiques et de personnel de service. Les bateaux sont le dernier endroit où on peut se le permettre. »
Si des émissions de télé-réalité comme Below Deck nous donnent un aperçu de la vie de yachtie, ça reste une profession peu connue. On a donc demandé à des gens qui ont déjà travaillé sur des bateaux privés ce qu’ils en ont retenu!
De longues journées de tâches ingrates
Charlotte* n’a pas fait long feu comme matelote. C’est alors qu’elle travaillait en Australie qu’elle a pu entrer dans ce monde confidentiel. Elle était serveuse dans un restaurant de bord de plage de la Gold Coast, non loin d’une marina, et s’était liée d’amitié avec des employés journaliers à qui une agence assignait de nouveaux bateaux chaque jour, pour des tâches diverses.
« Ils m’ont dit que je pourrais faire beaucoup d’argent si je voulais aller faire des drinks pour des clients riches sur les yachts. »
« C’était sur appel et ça terminait assez tôt en soirée pour que ça vaille la peine », raconte celle qui était à l’époque dans sa mi-vingtaine.
Ayant longtemps travaillé dans le milieu de l’hospitalité, aucune des tâches qu’on lui donnait n’était vraiment nouvelle ou compliquée. Toutefois, c’était une clientèle et un rythme qu’elle n’était pas habituée à affronter seule.
« J’arrivais le matin et on pouvait, par exemple, m’assigner à un seul bar, disons celui au deuxième étage du bateau. On ne sait jamais d’où ces gens viennent à l’avance, alors peut-être qu’ils seront encore sur le party du soir d’avant. Ou peut-être qu’ils voudront des drinks dès le petit déjeuner; il faut être prêt à toute éventualité. Donc j’arrivais très tôt le matin et je devais setter toute ma station seule. J’étais ma propre concierge, bar back et bartender. En général, je partais après l’apéro et quelqu’un prenait le relais le soir. »
Jusqu’alors habituée à servir les surfeurs bohèmes et insouciants qui arrivaient pieds nu, se retrouver soudainement autour d’autant de luxe a été un peu inconfortable.
« À part quand c’est des célébrités, la plupart des clients qui louent ce genre de yachts sont assez anonymes. C’est des multimillionnaires qui possèdent des compagnies dont tu n’as jamais entendu parler et tu te doutes que ce ne sont pas toujours les gens les plus legit. Mais ils vivent d’une manière qui est vraiment dure à s’imaginer, quand t’es habituée de boire de la bière cheap et de manger des ramens. »
« Juste en stock de champagne, les celliers avaient souvent plus qu’une année de mon loyer! »
Charlotte, qui était partie aussi loin pour prendre une pause du rythme rapide de la vie à Montréal, a fini par vite se lasser de son side hustle. Moins d’une dizaine de shifts plus tard, elle a fini par expliquer à l’agence que c’était trop demandant pour elle.
« C’est vrai que tu peux faire beaucoup d’argent, mais pour moi, ça ne valait vraiment pas la manière dont les madames me parlaient, comme si je n’existais pas pour autre chose que les servir. »
Apprendre à être on, 24/7
Derrick* a été chef pour de nombreux restaurants à travers l’Amérique du Nord avant de dégoter un emploi comme chef de partie pour une compagnie de croisières de luxe, travaillant sur d’énormes villes flottantes et dirigeant des centaines d’employés. Cette expérience double a fait de lui un candidat parfait comme chef privé à bord des yachts de certaines des plus grandes fortunes et célébrités.
Si le métier de cuisinier est intrinsèquement ingrat, cette nature se manifeste de manière différente selon chaque environnement. « Dans un restaurant en ville, au moins, tu peux rentrer chez toi. Tes amis et ta famille peuvent venir au restaurant goûter ce que tu fais; même si tu te fais chier et que ce sont de longues journées, il y a au moins cette satisfaction. »
« Sur une croisière, on est une si grosse équipe à nourrir tant de gens à toute heure de la journée qu’on finit parfois par se sentir détachés de la cuisine que l’on fait, c’est un peu plus en mode usine. »
« Il y a tellement de comptoirs, bars et restaurants différents que la plupart des vacanciers n’auront même pas le temps d’essayer le tien. »
Qui plus est, l’exercice est totalement différent, explique Derrick. Dans un restaurant, et encore plus sur une croisière, chaque menu est pensé d’avance avec un budget à respecter. Mais lorsqu’on sert des gens pour qui l’argent n’est pas un problème, surtout lorsqu’ils sont en vacances, on a une plus grande marge de manœuvre.
Truffes, foie gras et huîtres en pleine mer et hors-saison? Aucun problème! Le genre d’agence qui engage des chefs privés comme lui ont tout un réseau clandestin de contacts capables de faire acheminer presque n’importe quoi, à n’importe quel port. Et, anyway, de plus en plus de yachts viennent avec une piste d’atterrissage pour hélicoptères, permettant au staff de se rendre sur la terre ferme afin de faire des emplettes sans que le bateau n’ait à s’arrêter.
L’avantage des yachts privés, poursuit-il, est qu’ils sont le symbole ultime de l’élite. Ce sont sur ces bateaux que se négocient beaucoup de grandes transactions, les saisons de yachting clairement définies dans le « calendrier social des milliardaires ». Et en haute mer, tout est possible.
« Il n’y pas de fans ou de paparazzi. Tes gardes du corps peuvent se relâcher un peu plus, puisque tout le monde qui est sur le bateau a été vetté. »
La partie la plus compliquée, selon Derrick, est d’avoir à tout faire, tout seul. « Ça demande une organisation extrême, presque militaire. Il faut anticiper tout ce que les clients pourraient vouloir, et même s’assurer de pouvoir leur donner des choses qu’ils ne savaient même pas qu’ils voulaient », détaille celui qui a cessé d’accepter des contrats privés depuis la naissance de son enfant, durant la pandémie.
« J’ai fait une semaine en Grèce sur le bateau d’un homme d’affaires qui avait invité une chanteuse pop très connue et son entourage. Jamais je ne me serais imaginé la rencontrer, donc je n’étais pas si fâché que ça quand elle venait me réveiller dans la nuit, complètement saoule, pour que je lui fasse des grilled cheese! »
Dealer avec de sacrés personnages!
Laura* a travaillé plus de cinq ans sur des bateaux privés. Plus de temps qu’elle n’aurait aimé, ajoute-t-elle, mais elle ne regrette pas pour autant cette expérience.
Durant ses années comme hôtesse sur des bateaux de luxe, elle en a vraiment vu de toutes les couleurs et a quitté le monde de la plaisance après avoir vu trop de situations inacceptables se produire. Parce que qui dit « gens de pouvoir fortunés et fucked up sur un yacht » dit « méchante débauche ».
C’est assez rare de trouver des gens laids sur le staff de yachts de luxe et bien qu’il soit absolument interdit d’avoir des contacts intimes entre employés et clients, ce n’est pas peu commun, selon Laura. D’ailleurs, dans un sondage effectué en 2018 par le Réseau international de bien-être et d’assistance aux marins, organisme qui vient en aide à tous les corps de métier marins, près de 50 % des répondantes ont indiqué que l’harcèlement sexuel sur les bateaux était un problème.
Mais c’était surtout des dilemmes moraux répétés qui ont poussé la jeune trentenaire à quitter cette vie.
« La moitié de mon temps était passée à faciliter l’infidélité de vieux hommes », expose-t-elle sans détour et avec exaspération.
« Faire disparaître toutes les traces qu’il y avait eu des travailleuses du sexe qui étaient venues faire le party avec les clients avant que leurs femmes ne viennent les rejoindre. Remettre en place les photos de famille, stocker les frigos avec les préférences des femmes, et non celles de la maîtresse. On devient complices de plein de trucs pas clean, et ça, ça ne me plaisait pas. »
Si elle a dû, au fil des années, servir des PDG, des politiciens, de riches héritiers et des vedettes hollywoodiennes, il y a aussi eu des personnages moins glorieux.
« Une fois, on a transporté un homme seul — ce qui est assez rare vu la taille de ces bateaux et le fait que ça coûte plusieurs centaines de milliers d’euros — de l’Est de la Méditerranée vers le Portugal, raconte Laura. On a longé la côte et on s’est arrêté quelques fois, mais jamais très longtemps. »
Mais lorsqu’un jour, sur le pont du navire, le passager aperçoit la garde côtière au loin, la situation prend un soudain tournant.
« Il est devenu tout blême et pensait qu’ils venaient pour lui. Il a ordonné à quelques membres du staff de venir l’aider. Il avait plus de drogues que je n’avais vu dans ma vie. Ils se sont mis à le jeter à l’eau, dans les toilettes; certains gars en ont gardé un peu dans leur chambre. C’était le chaos sur le bateau. Finalement, la garde côtière a continué son chemin, sans même s’attarder à nous! »