Il y a quelques semaines, la nouvelle a fait le tour d’internet : un premier cours universitaire entièrement dédié à l’étude de la carrière de Kanye West sera donné à l’automne. Les Montréalais se sont particulièrement r éjoui.e.s, puisque le cours sera donné à Concordia.
C’est le rappeur montréalais d’origine irakienne Yassin Alsalman, alias Narcy (anciennement The Narcycist) qui enseignera le cours. Depuis 2011, il donne à Concordia un cours très populaire chez les étudiant.e.s sur l’histoire du hip-hop, et ses connexions lui ont permis de recevoir des invité.e.s très spéciaux, dont Chance the Rapper, Just Blaze, ou encore Havoc du groupe Prodigy.
On a jasé avec Narcy de sa transition de rappeur à enseignant, et de ce qu’il croit qu’on peut apprendre du hip-hop.
Tu étais comment, en tant qu’étudiant?
Ma mère a été enseignante pendant une bonne partie de ma vie, puis elle est devenue la directrice de l’école primaire à Abu Dhabi, où j’ai grandi. Donc l’éducation était quelque chose d’assez important dans notre famille. Je n’ai certainement pas tenu ça pour acquis.
Mais ce n’était pas lourd non plus! On en parlait avec joie, ce n’était pas quelque chose de forcé. Quand je suis arrivé ici pour mes études, j’étais seul. Donc je devais développer une coexistence entre mon désir de devenir musicien et d’avoir mon bac. Je l’ai fait parce que j’avais eu cette opportunité, et je savais que c’était un privilège de pouvoir venir étudier ici.
Par contre, je suis rentré dans le programme de sciences politiques, ce qui m’a fait détester l’école. C’était autour du 11 septembre, et je remettais beaucoup en question l’éducation que je recevais, car le climat était hostile envers tout ce qui concernait les Arabes et l’islam. Je me suis donc retourné vers le programme d’études des médias, où j’ai appris à produire et enregistrer de la musique. Cette coexistence entre mon art et mon éducation a découlé sur le reste de ma vie.
Mais je ne te mentirais pas, je n’étais pas premier de classe!
Quand as-tu su qu’enseigner était la bonne voie pour toi?
Quand j’étais encore aux études, je me suis mis à faire des tournées universitaires avec ma musique. Et à chaque concert, je donnais également une conférence ou j’organisais des discussions. Je donnais des cours sur la représentation des Arabes dans les médias. Et à mesure que je l’enseignais, je le vivais aussi.
J’allais aux États-Unis, où je vivais du racisme ouvert et assumé. C’était un moment d’apprentissage, pour les jeunes de 18 ans à qui je donnais des cours, et qui apprenaient à vivre avec une montée fulgurante de l’islamophobie autour d’eux. C’est là que j’ai réalisé que j’avais un but avec ma musique, que j’avais un enseignement à transmettre; au-delà de simplement être un rappeur dans une industrie, j’avais un message à porter.
Mais je ne comptais pas vraiment me diriger un jour vers l’enseignement à temps plein. Quand je suis revenu à Montréal, après un an passé à vivre à Abu Dhabi avec ma femme, j’ai eu mon fils. C’est à ce moment qu’on m’a offert d’être co-professeur pour le cours de hip-hop qui était donné à l’époque. Le professeur voulait quitter, donc j’ai finalement hérité du cours. C’était une transition naturelle.
J’ai commencé avec 24 élèves, et je me suis dit qu’on pouvait facilement aller en chercher le double. La session suivante, je me suis dit qu’on pouvait se rendre à 96. Depuis les cinq dernières années, on est à 200 étudiants!
Quelle a été la réaction de ta mère, quand tu lui as annoncé que tu devenais enseignant?
Mes parents savaient que c’était un truc qui m’intéressait, et ils me poussaient à faire un doctorat pour pouvoir avoir un poste permanent à l’université. Mais j’aime les challenger, parce qu’on a des visions différentes sur comment enseigner aux jeunes et faire passer des messages à travers la musique. Ils auraient voulu que je continue mes études, mais je ne vais pas retourner passer 6 ou 7 ans sur les bancs d’école pour avoir un autre diplôme, je fais déjà mes affaires!
Mais quand ils viennent à Montréal, je les invite à mes cours et ils trouvent ça vraiment génial, ils sont très fiers.
Dans le vaste et profond monde du hip-hop, comment choisis-tu les sujets que tu souhaites aborder avec tes étudiant.e.s?
Puisque mon cours change constamment, je traite chaque session comme une mixtape. Chaque fois, on traite d’une différente ère dans la culture hip-hop. La première fois que j’ai donné le cours, je leur ai fait lire la BD Hip-Hop Family Tree, qui est une représentation visuelle de l’histoire du hip-hop, et on a fait des travaux pour comparer la scène, avant et maintenant. Après, on a parlé des années 80; la session suivante, des années 90. Donc, dépendamment de quand tu as suivi mon cours, ton point de vue sera différent, tout comme les connaissances que tu auras acquises.
Quand on en est arrivé à l’époque contemporaine, j’ai divisé le cours en deux principes importants dans le hip-hop, pour moi. D’un côté, je voulais développer l’empathie des jeunes autour du principe de communauté, et qu’ils comprennent que le combat contre la misère, c’est une relation universelle; et de l’autre côté, qu’ils sachent comment trouver leur force créative. Maintenant, les cours sont plus généralisés, on y traite de relations de race, d’institutions sociales, de comment créer un narratif.
Pourquoi un cours complet sur Kanye?
Pour nous poser des questions sur le futur, de ce que ça veut dire d’être un artiste, d’être une célébrité.
Je me demandais ce que je pourrais faire qui donnerait vraiment une vision d’ensemble de la culture hip-hop, de son influence sur la société, et de ses figures importantes qui font partie de notre quotidien. Je crois qu’il y a tellement de choses dont on peut parler à travers Kanye que ça en fait un candidat parfait.
Les gens parlent souvent de relations raciales aux États-Unis, parce que Kanye a publiquement soulevé le débat. De manière maladroite, certes, mais aujourd’hui, on en parle. Il pousse les gens à réfléchir sur l’industrie, sur les relations de pouvoir entre artistes et labels, à se questionner sur l’importance du design comme véhicule dans les changements sociaux. Il a changé les codes musicaux et visuels du hip-hop. Tout ça, ce sont de très gros enjeux, qui dépassent largement Kanye, mais dont il a réussi à changer notre conception.
Bien entendu, on aura des invités, des gens qui gravitent autour de lui et qui font partie de son équipe. Je n’ai pas encore terminé le plan de cours, mais c’est certain que j’aimerais bien recevoir Justin (Saunders, alias JJJound, designer montréalais et collaborateur fréquent de Kanye), et qu’il nous parle de Virgil (Abloh, défunt designer pour Louis Vuitton et Yeezy). J’aimerais avoir Willow (Perron, créateur montréalais chouchou des stars), ou encore A-Trak, qui a été son DJ pendant un bon moment. Montréal fait partie de l’ADN de Kanye West.
Mais je ne donnerai ce cours qu’une seule fois! J’essaie toujours de faire du nouveau, donc éventuellement, j’aimerais aussi en faire un sur Kendrick (Lamar), ou sur Lauryn Hill. N’importe quel artiste plus grand que nature, qui nous permet d’analyser son oeuvre avec un oeil critique.
Qu’est ce qui se passe d’autre dans ta vie, sinon?
Je prépare un nouvel album, sur mon label Iraq-a-Fella. Jusqu’à maintenant, j’ai Talib Kweli et Dave Chappelle sur l’album, P-Thugg de Chromeo est là aussi. Pas mal de collaborations! Ça sera un peu un album autobiographique, qui retracera l’histoire de ma vie dans le rap, avec les gens qui en ont fait partie.
Autrement, avec mon associé, on ouvre une librairie dans le Vieux-Montréal, qui servira aussi de QG pour notre collectif We Are The Medium. Ça s’appelera Maktaba, qui est un mot arabe qui signifie à la fois « bibliothèque » et « bureau ». On aura plein de beaux livres modernes, écrits par des gens issus de la diversité, mais aussi une boutique qui regroupera toutes nos marques et nos projets. On veut que ce soit un endroit invitant et qui mette l’accent sur des voix d’ici qui challenge le public.
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