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Les assiettes sont vides, les ventres, pleins. Autour de la table, on répond avec un oui satisfait et poli lorsque le serveur vient prendre nos couverts en nous demandant si on a bien mangé. Il ne saura jamais si on a menti; son travail ici est terminé. Il nous tend l’addition : par automatisme, on a déjà mentalement sommairement estimé le montant additionné d’un 15-18-20 % supplémentaire.
C’est cher, oui, mais si on n’a pas les moyens de tipper convenablement, on n’a pas les moyens d’aller au resto, c’est de même parce que c’est de même (pis c’est ben correct). Mais c’est comme ça depuis quand, en fait? Depuis quand les serveuses et serveurs dépendent-ils de nous pour avoir un salaire décent?
Un système qui ne date pas d’hier
On retrace les origines du tip en Grande-Bretagne, au 16e siècle, alors qu’un petit montant était accordé aux serveur.euse.s dans les pubs et les cafés « to insure promptness ». Aux États-Unis, la pratique s’est ancrée après la guerre de Sécession : les esclaves récemment libérés recevaient des pourboires de leurs client.e.s plutôt qu’un réel salaire.
À cette époque, dans les restaurants, les employeurs tentaient d’empocher une partie du pourboire de leur serveur.euse.s pour augmenter leurs profits : par exemple, ils leur faisaient payer un droit de travail sous forme de pourcentage de pourboire.
Au Québec, l’existence d’un taux horaire différencié pour les travailleur.euse.s à pourboire remonte aux années 1930. Les salarié.e.s de l’industrie de l’hôtellerie se voyaient accorder des salaires différents selon les pourboires qu’ils et elles recevaient; ainsi, le cuisinier, n’étant pas en mesure d’obtenir des pourboires, avait droit à 30 sous par heure. Les garçons et les filles de tables, valets, filles de chambre, bref, les employé.e.s qui assurent un service étaient tou.te.s susceptibles de recevoir un pourboire : ils et elles gagnaient donc 20 sous par heure.
Pas tout à fait la même chose qu’un « salaire à pourboire » avec la foule de réglementations qu’on y associe aujourd’hui. Cependant, reste qu’un système à deux vitesses divisant les personnes qui gagnent du pourboire et celles qui n’en gagnent pas existe depuis longtemps, et s’assoit sur des fondations somme toute discriminatoires. Aujourd’hui, si tipper semble se faire sans volonté de discrimination, la beauté, le genre ou encore l’ethnicité des serveur.euse.s impactent le pourboire qu’ils et elles gagnent.
Un contrat social à déchirer?
La culture du pourboire est viciée, au Québec, ont affirmé beaucoup d’expert.e.s dans la dernière année. Alors que la pandémie a provoqué une hausse des pourboires qu’on verse au personnel, on n’a pas nécessairement diminué le montant du tip qu’on laisse depuis que l’époque des masques semble révolue. En résumé, c’est rendu qu’on tippe trop, trop souvent.
Depuis le 1er mai 2022, le salaire minimum à pourboire est de 11,40 $ de l’heure, alors que le salaire minimum général est de 14,25 $. Avec les pourboires, un.e serveur.euse d’un restaurant haut de gamme qui travaille en période de grand achalandage peut doubler, voire tripler son taux horaire.
Au Canada, le Québec est la dernière province à détenir un double système de salaire. L’Ontario avait augmenté le salaire minimum des serveur.euse.s le 1er janvier 2022, le rendant égal avec le salaire minimum général. En Colombie-Britannique, ce changement s’est fait le 1er juin dernier.
Ça vaut la peine de se rappeler qu’aucune loi n’oblige le ou la client.e à laisser un pourboire : le 15 % minimal recommandé fait avant tout partie d’un contrat social. Selon des études, moult sont les raisons qui poussent un.e client.e à laisser du tip : entre la peur d’avoir l’air cheap et l’envie d’exprimer une réelle satisfaction, des fois, c’est souvent par empathie pour les serveur.euse.s qu’on bonifie le montant de notre facture.
Pour plusieurs personnes dans l’industrie de la restauration, c’est ce contrat social, le problème : à travers les employé.e.s d’une même entreprise ou simplement les quarts de travail d’un.e même serveur.euse, les salaires ne sont jamais constants. Et les cuisinier.ère.s, qui travaillent autant, sinon plus que leurs collègues en salle, touchent un salaire souvent moindre.
La responsabilisation des entreprises
Depuis plusieurs années, certaines entreprises mettent au point des mesures pour tendre vers une équité salariale à travers les travailleur.euse.s, ne pas octroyer à la clientèle la lourde tâche de payer adéquatement le personnel et, par le fait même, contrer la pénurie de main-d’œuvre. C’est ce qu’on appelle faire d’une pierre trois coups.
Certains restaurants décident aussi d’interdire complètement le pourboire accordé aux serveur.euse.s. C’est le cas du restaurant Larry’s, à Montréal, qui a aboli les pourboires en 2021, mais qui ne paie pas moins ses employé.e.s pour autant : en remplacement du tip, quelques dollars sont ajoutés aux items du menu.
Au final, ça revient un peu au même pour la clientèle, mais le salaire de tous les employé.e.s est à la fois plus équitable et plus stable. « Le gagne-pain de notre équipe de service devrait ni dépendre de votre générosité, ni de si vous décidez où non de venir chez nous en premier lieu », avait annoncé le Larry’s sur Instagram.
Si d’autres restaurants décident d’aller en ce sens, la culture du pourboire québécoise pourrait éventuellement ressembler davantage à celle de l’Europe, où le tip est inclus dans l’addition.
Répartir les pourboires équitablement entre tous les employé.e.s du restaurant est toutefois la mesure privilégiée par l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ). Selon un sondage mené en mars dernier, 73 % des Québécois.es se disent favorables au partage des pourboires.
Selon l’ARQ, c’est aussi la mesure la plus avantageuse pour tout le monde : la clientèle peut continuer à exprimer sa satisfaction au moyen du pourboire, les employé.e.s continuent à recevoir une paie qui reflète leurs lourds efforts déployés à la tâche, et l’écart entre les cuisinier.ère.s et les serveur.euse.s est moindre. Un jour, peut-être qu’on sera prêt.e à éradiquer complètement le pourboire, mais pour l’instant, c’est le premier pas.