On a récemment demandé au milliardaire Luc Poirier si les milliardaires devraient exister. Sa réponse : « sans des gens qui font de l’argent, les hôpitaux seraient tous désuets, même chose pour l’éducation et les universités », citant qu’une partie importante du financement de ces institutions vient de dons privés. Le reste vient des impôts, et là aussi, les milliardaires en payent généralement une part importante.
Disons que cette réponse m’a laissé sur ma faim.
Je précise d’emblée que je n’ai rien contre M. Poirier ou qui que ce soit d’autre qui a été en mesure d’accumuler des fortunes importantes à l’intérieur de nos lois et bonnes mœurs. Si sa réponse me laisse insatisfait, ce n’est pas par objection morale à la richesse matérielle ou quelconque sentiment anticapitaliste.
Je travaille moi-même dans le monde de la haute finance de Wall Street ; ce n’est pas une réalité qui m’est étrangère. Je ne vise pas non plus particulièrement la réponse de M. Poirier ici – il donne essentiellement la réponse standard à la question : nous avons besoin de gens fortunés parce qu’ils créent de la richesse, qui finance ensuite les services qui nous enrichissent tous.
Non, si cette réponse me laisse insatisfait, c’est parce qu’elle ne répond pas à la question. Pour comprendre, il faut comprendre la différence entre la création de richesse et l’accumulation de richesse.
Deux fermes comme exemple
Imaginons deux fermes identiques, qui appartiennent à deux fermiers identiques, qui produisent des fruits identiques et qui se vendent dans un même marché international aux même prix. La seule différence entre les deux fermes, c’est la société dans laquelle elles se trouvent.
La première ferme emploie quelques centaines d’ouvriers, tous payés un faible salaire, qui couvre leurs besoins de base et à peu près rien d’autre. C’est la norme, dans cette première société, que les ouvriers agricoles soient peu payés ; c’est peut-être parce que les institutions financières n’offrent généralement pas de prêts aux ouvriers agricoles qui voudraient s’acheter leurs propres fermes, ou qu’il y a peu d’opportunités d’emplois, et les travailleurs sont facilement remplaçables. Le premier fermier vend ensuite ses fruits au prix du marché et empoche un bon profit.
Avec le temps, le premier fermier devient milliardaire. Précisons ici qu’il n’a rien fait de mal ; il engage ses employés au prix du marché pour leur travail des ouvriers et vend ses fruits au prix du marché sans contrainte.
Son profit est le résultat de son entreprise, qui crée une richesse évidente : les fruits maintenant disponibles à tous. Il paye des taxes sur ses grands profits (ses employés, ayant des revenus trop faibles, n’en payent presque pas), et cet argent sert à financer les hôpitaux, les écoles et les universités.
La deuxième ferme emploie aussi quelque centaines d’ouvriers, mais ils reçoivent un assez bon salaire, ce qui leur permet de couvrir leurs besoins de base, mais aussi d’économiser, d’investir, et de faire quelques dépenses additionnelles. C’est la norme, dans la deuxième société, que les ouvriers agricoles soient assez bien payés ; c’est peut-être plus facile obtenir un prêt pour s’acheter une ferme, alors il y a plusieurs employeurs potentiels différents, ce qui fait de la compétition pour les ouvriers et leur donne un poids politique suffisant pour établir des normes de travail plus justes. Le coût additionnel des salaires de ses ouvriers fait en sorte que quand le deuxième fermier vend ses fruits au prix du marché, ses profits sont beaucoup moins importants que le premier.
Le deuxième fermier deviendra peut-être millionnaire, mais pas milliardaire.
Mais pourtant, son entreprise a créé exactement la même richesse matérielle que celle du premier : les mêmes fruits disponibles au même prix.
Ayant moins de profits, il paie nettement moins de taxes que le premier fermier, mais, en revanche, ses employés en paient beaucoup plus, donnant un résultat net potentiellement identique en termes d’argent disponible pour les hôpitaux, les écoles et les universités.
(En pratique, dans nos codes d’impôt actuels, c’est généralement plus « rentable » pour nos sociétés de récolter des impôts d’ouvriers bien payés que d’ultra-riches propriétaires d’entreprise, comme ils bénéficient d’innombrables exemptions fiscales. Mais ça, c’est une question de choix sur les lois sur l’impôt, alors disons, pour l’exemple, qu’ils ont un effet identique.)
Une question de distribution
Dans la première ferme, la richesse créée s’accumule seulement entre les mains du propriétaire de la ferme, qui devient milliardaire. Dans la deuxième, elle est mieux répartie entre le propriétaire (qui devient néanmoins millionnaire) et les ouvriers. Pourtant, les deux ont créé la même richesse.
Vous voyez donc, dans l’exemple simplifié, la différence entre créer de la richesse et accumuler de la richesse.
Mais remarquez aussi que la différence entre les deux résultats n’est pas le fruit du hasard – elle est le résultat de différences d’organisation sociale et économique, qui elle, découle de choix politiques.
La première société offre peu d’opportunités économiques et de protections aux ouvriers et le résultat est que la richesse s’accumule entre les mains des propriétaires milliardaires, tandis que la deuxième société offre plus d’opportunités économiques et de protections aux ouvriers et le résultat est que la richesse se distribue mieux.
Je tiens à me répéter une fois de plus, parce que je sais que certains diront que je suis sûrement un gros méchant communiste qui haït les riches : dans une société comme dans l’autre, aucun des fermiers n’ont fait quoi que ce soit de mal. Les deux agissent à l’intérieur des règles du jeu de leurs sociétés respectives, qui sont d’ailleurs aussi deux sociétés opérant sous une logique de capitalisme et de libre marché. La différence entre les deux, c’est un contexte social, économique, et politique différent et qui relève de choix différents et qui ont pour effet de répartir de façon différente l’accumulation de la richesse qu’elles créent.
Alors voilà pourquoi la réponse de M. Poirier ne répond pas à la question. Il dit qu’on a besoin de milliardaires parce qu’ils créent la richesse qui financent nos services collectifs. Mais par cette réponse, il confond la création de richesse à son accumulation. Même dans une économie capitaliste de libre marché comme la nôtre, l’un n’exige pas strictement l’autre – parce que la richesse se crée par tous, et pas juste par les milliardaires.
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