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Après Montréal, la vie agricole

Récit d’un pari réussi.

Par
Jean Bourbeau
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Dimanche matin dans un café du Mile End, je fais la rencontre impromptue d’une ancienne collègue du secondaire. Alors qu’on s’échange les nouvelles, elle m’apprend que son amie de toujours, Amélie, avec qui elle a fait les 400 coups, a quitté le quartier il y a quelques années, happée par l’irrésistible appel de la campagne. La croyant citadine bien implantée, une certaine curiosité s’empare de moi. Quelques messages plus tard, me voilà entouré de champs de maïs, roulant fenêtres baissées vers sa ferme de St-Alexandre dans le Haut-Richelieu.

J’ai à peine le temps de stationner timidement ma voiture devant une grange bancale qu’aussitôt mon hôte vient m’accueillir. L’adolescence revient vite en mémoire. De l’eau a coulé sous les ponts depuis le bal des finissants, Amélie est aujourd’hui fermière maraîchère, entrepreneure, mariée et mère de deux jeunes filles. On saute sur-le-champ dans un John Deere pour une visite du domaine. «La saison va bon train, j’ai une bien plus grosse production que prévu, je pense plus que tripler mes récoltes de la dernière année», me dit-elle d’emblée, tout sourire.

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On fait le tour de son acre cultivé, un lopin savamment organisé, entouré des grandes cultures bio de son mari. Je prends des clichés alors qu’elle inspecte ses courgettes en partageant une tonne de connaissances. La nécessité de la pollinisation manuelle en serre, rythmer les terres à l’engrais vert, sarcler la mauvaise herbe, l’irrigation exigeante, l’importance d’un bon calendrier cultural, d’entretenir la succession du chou-rave. Une charge de travail qui semble en tout point vertigineuse. Fondée en 2020, son entreprise nommée Matière Première, distribue chaque semaine soixante-trois paniers bio à ses abonnés de la région. Au cours d’une saison qui s’étend de juin à octobre, elle offrira une quarantaine de variétés de fruits et légumes ainsi qu’un vaste choix de fines herbes.

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«Au début, j’avais le syndrome de l’imposteur. J’étais gênée de vendre mon kale au prix du marché. Mais peu à peu, tu réalises tout l’effort impliqué et qu’au final, les légumes ne sont vraiment pas vendus assez chers!» m’explique-t-elle avant de goûter aux derniers pois sucrés.

En marchant en direction de sa serre, on revient sur son exil. «Tu le sais, j’ai grandi sur une ferme laitière. Le lever quotidien à l’aurore me hantait. J’avais besoin de connaître autre chose. Je crois que Montréal fut une fuite. J’ai pu y vivre ma vingtaine pleinement, puis est venu le temps de retrouver un monde plus équilibré, loin du tourbillon de la ville».

«J’ai un revenu moindre, mais une vie beaucoup plus en phase avec mes valeurs.»

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Après des études en design, des emplois en graphisme et comme conseillère en écologie industrielle et développement durable au sein de grandes compagnies, un sentiment de désillusion s’est installé. L’impression croissante de ne pas être près de l’essentiel. Le destin aidant, Amélie a rencontré son amoureux, diplômé en agronomie et éleveur d’agneaux, natif du coin. Les nombreux déplacements conjugués à l’acquisition d’une maison ancestrale appartenant au défunt grand-père du mari ont accéléré la suite des événements. «J’ai volé une partie de terre en friche à mon chum pour démarrer mes cultures et depuis, je n’ai jamais regardé en arrière. J’ai un revenu moindre, mais une vie beaucoup plus en phase avec mes valeurs. Sans oublier l’agrément d’être son propre patron, travailler dehors et ne pas avoir à aller au gym pour se sentir vivante. Être loin du cauchemar de la 40 vaut la peine malgré tous les défis que ça implique».

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Parce qu’au-delà d’une vision idéalisée de l’exode urbain que l’incertitude pandémique a sans aucun doute accentuée, la vie agricole représente son lot évident de complexités. L’enfer de la vermine, les imprévus climatiques, le bris de matériel, le stress du rendement, la gestion d’employés. «Il faut être super débrouillard, ne pas avoir peur de demander de l’aide, écouter les conseils, apprendre de ses erreurs, faire preuve de jugement et respecter les limites du bio. Être capable de se dire : cette culture-là est dégueulasse, elle va rester dans le champ».

«Le vaillant fermier n’est pas un mythe. […] C’est affronter pas mal n’importe quoi, n’importe quand»

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Une charge colossale tout en essayant de ne pas hypothéquer sa propre santé. L’épuisement professionnel est une ombre qui guette. «Le vaillant fermier n’est pas un mythe. Ce n’est pas compter ses heures ni s’accrocher au luxe des fins de semaine. C’est affronter pas mal n’importe quoi, n’importe quand : électricité, plomberie, excavation, comptabilité. Au printemps dernier, j’ai eu un problème avec la fournaise dans ma serre, je stressais tellement que j’ai perdu beaucoup de poids et la qualité de mon lait maternel a été affectée. Une angoisse continuelle. Justement, hier pendant la nuit, j’ai rêvé que ma terre était couverte par des oeufs de poule!»

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En dépit de la dureté du métier. Amélie me confie qu’elle se sent à la bonne place, heureuse. «T’es souvent brulée, mais quand un client est ému par la qualité de ta rabiole, ça fait tout oublier», dit-elle en riant. L’entraide entre les cultivateurs, approvisionner des restaurants comme le Joe Beef à Montréal ou le Bistro Braque à Saint-Jean-sur-Richelieu, deviennent des facteurs de motivation. «Et puis ça implique une alimentation saine pour ma famille. On se nourrit à même la source. En été on va presque jamais à l’épicerie, si ce n’est que pour du pain, du lait et du beurre de pinotte».

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Quand je lui parle de la popularité du retour au terroir, ça ne la laisse pas indifférente : «C’est un peu un problème ces bobos de Montréal qui viennent acquérir des fermettes pour combler un fantasme champêtre. Tout le phénomène des gentilshommes fermiers, ça a créé une surenchère, et pour ceux qui dépendent de l’agriculture comme profession, les terres surtout en Montérégie — les plus dispendieuses aux Québec — sont devenues inaccessibles. Si tu veux vivre en campagne, achète juste une résidence, pas une terre, sinon c’est voler des ressources», clame la cultivatrice au son d’un pluvier kildir qui court au loin.

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Fermière et également jeune mère, Amélie me pointe le sommet de la grange : «J’ai installé un internet de camping afin d’entendre sur mon cell si un bébé pleure dans la maison». Cet amour pour l’horizon verdoyant, qu’elle a le temps d’une décennie échangé pour la verticalité de la métropole, elle souhaite le transmettre à sa progéniture. «Mon père a légué l’entreprise familiale à mon plus grand frère. Faire de même avec mes filles, c’est en ce moment mon vœu le plus cher».

À la lumière d’une telle démarche, je ne peux que faire l’éloge du bouleversement existentiel de mon ancienne collègue de classe. Écouter son cœur, travailler courageusement la terre de manière responsable, subvenir à une alimentation biologique et locale, élever une famille en symbiose avec l’environnement, bref tout s’imbrique avec cohérence et lucidité au sein d’une époque qui en a grand besoin.

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Inquiet d’obstruer davantage son précieux temps, je range mon calepin sous un soleil de plomb et quitte la ferme d’Amélie, les bras chargés de ses dons. Laitue frisé, fleur d’ail et concombres. De quoi me mettre sous la dent dans le trafic imminent.

Pour virtuellement suivre ses aventures paysannes :
Matière Première (Instagram)
Matière Première (Facebook)