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Abritant 376 845 âmes et presque autant de Honda Civic, Laval est la troisième ville la plus populeuse du Québec, la Mecque des porteurs de t-shirts Ed Hardy, mais aussi et surtout le lieu d’origine de Frédéric Guindon.
Comme c’est important de ne jamais oublier d’où l’on vient – c’est J. Lo qui l’a dit–, Urbania a cru bon envoyer son reporter faire un voyage initiatique dans sa contrée natale pour qu’il se transforme, le temps d’une soirée, en Lavallois pur et dur. Son escapade, au lieu de lui permettre de renouer avec ses racines, semble lui avoir rappelé pourquoi il a jadis choisi de déserter l’île Jésus. Récit d’un périple en terrain hostile.
Je suis officiellement arrivé à Montréal en 2004, mais j’y travaillais et y étudiais déjà depuis 2000. Par contre, jusqu’à la fin de mon secondaire 2, en 1994, je n’y avais jamais mis les pieds. C’est donc dans cette fenêtre de six ans que tout s’est joué, que mon destin a pris une direction inattendue. Qu’est-il arrivé? Probablement rien de précis, mais plutôt un ensemble de facteurs qui ont fait en sorte que j’ai tourné le dos au modèle lavallois qui me guettait:
– J’écoutais du Rage Against The Machine, du Green Day et plein d’autres groupes « anti-conformistes ».
– Je m’auto-proclamais communiste.
– J’haïssais le look Tommy Hilfiger – CK One – Nautica.
– Je faisais partie des équipes d’impro et de Génies en Herbe de mon école secondaire, ce qui m’obligeait à fréquemment franchir la Rivière-des-Prairies, comme on franchit le Rubicon.
– Je n’aimais pas les poupounes surmaquillées de mon l’école.
– Je venais de Laval-des-Rapides, le LDR, La Dure Réalité, le coin le plus pauvre de Laval. Le mot «argent» n’avait pas la même signification pour moi que pour les Lavallois issus des autres quartiers, comme Duvernay ou Sainte-Dorothée.
– Et je pense surtout que j’avais un léger complexe de supériorité intellectuelle envers mes compatriotes.
En résumé, plus je lisais le Voir, moins j’écoutais Beverly Hills 90210.
Après un passage obligé (et néanmoins très agréable) au Cégep Montmorency, l’évidence me sautait aux yeux: je n’avais jamais volé de mags de char, je n’avais jamais vendu de « pulule » au Red Light, et le Beach Club de Pointe-Calumet n’était absolument pas synonyme pour moi de sortie estivale réussie.
Dix années ont passé depuis mon illumination. Dix années où je n’ai jamais toléré que quiconque dise quoi que ce soit contre la ville où j’ai grandi. Parce que, à Laval, on est fier. En tout cas, moi, je le suis. Quelqu’un m’a déjà demandé de quoi exactement j’étais si fier et je n’ai pas été capable de répondre. J’espère trouver la solution à cette énigme pendant mon « voyage ».
Vendredi,15h30
Le premier rite de passage auquel est confronté un jeune Lavallois pour accéder au noble titre de « vrai de vrai » est l’obtention d’un permis de conduire. Et l’étape suivante est l’acquisition d’un bolide motorisé. J’ai attendu mes 20 ans avant de me munir de tels ornements. La Société de transport de Laval et mon vélo me convenaient parfaitement. Depuis que je vis la montréalité, je n’ai plus de voiture puisqu’un char me servirait seulement une fois par jour – pour le changer de bord de rue en fonction des interdictions de stationnement.
Heureusement, mon ami Gabriel possède un splendide pick-up Ford Ranger 1987 rouge, qui n’a rien de la Honda Civic Hatchback blanche avec un logo Nike dans la fenêtre arrière. Malgré ce faux-pas stylistique qui risque de compromettre ma couverture et de faire réaliser à mes compatriotes que je suis un imposteur, nous nous élançons sur l’autoroute 15 en direction Nord.
16h00
On arrive au Carrefour Laval par la porte d’en arrière. Ça devait faire cinq ans que je n’étais pas venu au Carrefour. C’est plus horrible que jamais. Premièrement, ils ont fait des rénovations pour donner un look « village antique » aux corridors, mais c’est juste laid. Deuxièmement, tous les magasins de pauvres ont disparu : il n’y a plus de pharmacie, plus de Dollarama, plus d’animalerie qui pue, etc. On dirait que maintenant, ils acceptent seulement les boutiques de vêtements supposément haut de gamme. Où sont rendus le Pascal et le Miracle Mart de mon enfance?!
Premier arrêt pour faire de moi un vrai Lavallois: le magasin Un Autre Monde, où je vais me procurer un t-shirt Ed Hardy, comme en porte mon idole, Maxim Lapierre. Pour une raison qui dépasse mon entendement, ces gaminets (et leurs vulgaires imitations) ont vraiment la cote auprès des beaux mecs musclés et bronzés et tatoués et habitant la banlieue. Personnellement, je trouve que ça a juste pas de bon sens de dessiner des affaires laides de même, de les imprimer sur du linge et pire, d’ajouter des petits brillants dessus. J’aimerais vraiment passer une heure dans la tête de la première personne qui s’est dit: « Wow, c’est super beau! Je vais en porter en espérant que tout le monde fasse comme moi.» Je suis certain que je vivrais plus d’émotions fortes que dans le Monstre à la Ronde. Cette tête-là doit être folle.
Je réussis à me dénicher un chandail sans paillettes (ouf!) et déjà, je me sens mieux dans mes biceps, le gros. Il faut rendre au designer Christian Audigier ce qui appartient à Christian Audigier: ses t-shirts laids sont quand même très confortables.
Cependant, un t-shirt ne fait pas le moine. Mon look mérite encore quelques améliorations avant de pouvoir réellement tromper la vigilance des yeux à l’affût. Prévoyant de nature, j’ai déjà enfilé des jeans et des chaussures « convenables ». Ça coûte cher en titi ces affaires-là, puis je pense pas que vous avez le goût de payer votre revue 20$ pour que j’aie des petites espadrilles Puma blanches fluo. Faque j’ai fait mon possible: j’ai mis des Adidas blanc foncé et des jeans pas-assez-troués, comme je l’apprendrai plus tard. Pour l’instant, des orteils jusqu’au cou, je passe le test. Reste juste à m’organiser le portrait.
17h00
Étape suivante: me faire percer les oreilles, au singulier, à gauche. Un seul endroit au Carrefour fait ce genre de boulot : le Ardène, la capitale mondiale du vol à l’étalage par des gamines rebelles de 15 ans. Je passe entre un petit thug latino pré-adolescent et un bébé.
Je n’ai jamais eu de boucle d’oreille parce que j’ai toujours trouvé ça très inutile. Je ne suis pas assez superficiel pour penser que des bouttes de métal plantés dans ma peau peuvent me donner une meilleure apparence.
On m’avait dit que le perçage ferait un peu mal, mais c’est même pas vrai. Se faire trouer le lobe correspond à peu près, sur l’échelle de la douleur, à éternuer. J’ai choisi le modèle de bijou de base: le faux-diamant rond. Je me sens pas viril pour deux cennes, mais ça a l’air que je le suis, buddy.
17h30
Petit arrêt dans un photomaton pour immortaliser la transformation en cours. J’en profite pour sonder deux jeunes filles et leur demande de me montrer quelqu’un dans la foule qui possède le look «lavallois» : elles me pointent! Oui! Je suis sur la bonne voie! Avant de les laisser repartir voler des bébelles au Ardène, je les interroge par rapport à ce que je pourrais améliorer dans mon image pour encore plus fitter. « Il te faut des beaux trous dans tes jeans pis du gel dans tes cheveux», lancent-elles en chœur.
Oubliez les trous dans les jeans. Par contre, le gel, c’est faisable.
18h00
Avant d’aller manger, on fait un détour par une pharmacie pour me «crêper» les cheveux. Trouver le rayon des peignes n’a pas été facile, c’est un département que je visite rarement. J’ai été assez étonné de découvrir qu’on peut se procurer une belle panoplie de peignes pour à peine deux dollars. Wow, à date, c’était le fait-d’arme de mon voyage à Laval.
J’opte pour un truc « radical », un gel qui procure une tenue exceptionnelle. Mes cheveux sont un peu longs et je ne vois pas trop comment je pourrais me coiffer un faux-mohawk. La seule solution, c’est de tout envoyer par en arrière, selon la mode gréco-chomedeyenne de 1996. Je réalise l’opération coiffure dans le parking du Centre Laval, à la lumière du soleil bientôt couchant, en me regardant dans le miroir du côté passager du Ford Ranger. La dernière fois que j’avais mis du gel dans mes cheveux, ça devait être en première année du primaire. J’avais oublié que ça laissait les mains dans un état de dégueulasse aigu. Pas grave, on s’en va manger. Même les restaurants de Laval ont habituellement des salles de bain.
18h30
Le restaurant L’Académie, situé au cœur du Centropolis de Laval (ancêtre du Quartier 10-30 de Brossard), devrait faire l’affaire. L’endroit est chic et moderne; on détonne avec la clientèle. Avec mon t-shirt Ed Hardy, ma boucle d’oreille et mes cheveux lichés, je suis plus proche du look « motard » que du look « souper d’anniversaire de papi » préconisé. Je n’allais pas trouver l’essence profonde de Laval ici, je le savais déjà. Les gens se déguisent pour venir à l’Académie; il s’agit pour eux d’une grande sortie, alors ils font comme moi, ils se travestissent. Ça nous fait au moins ça comme point commun.
Pour approfondir mon enquête, je prends la peine d’interroger notre serveur. Son opinion: les clients lavallois sont plus exigeants que les Montréalais. Parce qu’ils sont plus riches, parce qu’ils ont acquis un certain standing en quittant la métropole, ils s’attendent à un niveau de confort plus élevé et ont des attentes supérieures. Et ils ne se gênent pas pour le faire savoir. Seraient-ils donc des parvenus? «Mmm… Mouain… Si vous voulez… J’osais pas le dire, mais oui, c’est ça», me répond le serveur, mal à l’aise.
Ah-ha! Je suis enfin sur une piste. Pour faire vrai, j’ai décidé de me plaindre moi aussi: « Ma soupe est pas assez tiède », que je lui ai dit . Il m’a regardé sévèrement, et est reparti en cuisine me chercher un autre bol.
19h45
Après une bonne bavette de bœuf dans un resto pseudo-chic, rien de mieux qu’un bon film américain au Colossus. Ah! Le Colossus! Cette merveille architecturale est le pire exemple de construction de toute l’humanité. Elle mériterait que l’ONU crée un genre de patrimoine mondial des choses laides juste pour empêcher les architectes de répéter les erreurs du passé.
On est légèrement en retard sur notre plan de match, alors on ne perd pas de temps à analyser le comportement des cinéphiles qui s’y trouvent. On se garroche dans la salle numéro 7 pour visionner ce qu’on pense être une vue de type lavallois: « Transformers 2: La revanche ».
(Pause de deux heures et demi)
À la sortie du film, la clameur populaire s’élève dans le corridor : « Y’a des chars pis d’la chicks en masse, chummy! Tu vas aimer ça, le gros! Asti, y’a rien qu’d’l’action d’un boutte à l’autre, c’t’écoeurant c’te film-là…»
La clameur populaire avait semi-raison. Y’a d’la chicks, des chars pis de l’action, mais je me suis profondément ennuyé.
Il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent à l’intérieur. On va dehors rencontrer une petite bande d’ados qui espionnent le vent. Je voudrais leur poser des questions, mais ils parlent juste anglais, comme tant de jeunes qu’on a croisés au Carrefour et au Centropolis. Je n’écoute même pas leurs réponses. Sur ma petite fiche signalétique du Lavallois-type, j’inscris: « doit posséder des enfants unilingues anglophones ».
01h00
Après notre passage au Colossus, le mythique Fuzzy de Laval qui nous attendait. Pour ceux qui ne le sauraient pas, cette place est aux banlieusards testostéronisés de 18 ans ce que le Cæsars Palace de Las Vegas est aux gros gamblers: le paradis. J’étais déjà venu une fois, à l’apothéose de ma passe révolutionnaire marxiste, parce que les membres de ma ligue d’impro y organisaient un party bar open. Je suis toujours prêt à mettre mes convictions politiques de côté, pour un bar open. Néanmoins, j’étais resté une grosse demi-heure maximum parce que le service était anormalement lent et que le barman m’avait chicané, fâché que je lui ai laissé des cinq cennes en guise de pourboire. Il les avait pitchés au bout de ses bras en hurlant: « Toé tabarnac, tu viens pu à mon bar! Le service est pas gratisss!! »
Douze ans plus tard, rien n’a changé: le ballet des Honda Civic sur le parking, la sécurité exagérée, le son à chier, un animateur de foule qu’on comprend pas quand il parle, les gars tous habillés pareil, les filles toutes bronzées et coiffées pareil, et bien sûr, les célèbres cages pour danser dedans. La différence, c’est qu’il y a douze ans, ces gens m’intimidaient. En 2009, la confiance gonflée à bloc, la tête haute et remplie de gel, arborant le plus beau t-shirt de la place, c’est moi qui suis intimidant.
Je m’approche d’une des cages et je gueule: « Eille! Prochaine fois qu’elle descend (parce que oui, les cages se meuvent de bas en haut), j’embarque pis tu sors, le gros! » Et le petit gars qui étudie en informatique m’a laissé sa place gentiment. Ça fait 30 secondes que je bounce sur un beat complètement ridicule et déjà, je sens les regards se poser sur moi. Ce ne sont pas des regards de répréhension; ce sont des regards de désir.
Trois pauvres filles qui ne se doutent de rien m’ont rejoint dans ma prison de danse. Alors que nous nous élevons dans le firmament du Fuzzy, je comprends soudainement à quoi tient la fierté d’être Lavallois : plus tu rentres dans le moule et cherches à t’y conformer, plus tu vas avoir du succès. Et plus tu auras du succès, plus tu pourras facilement acquérir les accessoires qui te permettront de t’ajuster aux modulations constantes de la forme du moule. Et tu pourras fonder une famille, et apprendre l’anglais à tes enfants… C’est ce que, inconsciemment, j’ai compris et rejeté à 16 ans et il a fallu que je vienne faire mon frais au Fuzzy pour que ça me rentre comme il faut dans la caboche. Finalement, moi, je n’ai jamais réellement été fier d’être Lavallois; j’aimais juste pas ça quand les gens riaient de mes origines en généralisant. Mais ils avaient peut-être raison. Et moi je suis en train de faire la même chose qu’eux.
Je laisse les filles m’idolâtrer pendant encore une minute ou deux, puis je sors de la cage. Je m’apprête à aller partager mon illumination soudaine et à célébrer le succès de «l’Opération Laval» quand tout à coup la sécurité nous tombe dessus à cause de nos appareils photos et vidéos. Un faux-Steven Seagal s’est approché de moi et m’a fortement conseillé de le suivre dans un dédale de corridors glauques.
Arrivé dans une salle sinistre éclairée aux néons d’hôpital et aux halos des moniteurs de surveillance, j’ai eu droit à un entretien avec une bonne demie-douzaine de monsieurs à l’apparence, (comment dire, en évitant qu’on place une bombe sous mon vélo?)…robustes? Ils trouvent que j’ai l’air louche et que je ne cadre pas trop dans le décor.
– Pourquoi que vous faites ça… prendre des photos pis filmer?
– Pour le fun, que j’ai répondu avec toute l’intelligence qui m’habite.
– Faites-vous ça pour Nightlife Magazine?
– Ouais, c’est ça. Je fais ça pour Nightlife Magazine.
– Ok, ça va. Mais vous pouvez pas les utiliser. T’imagine si ça se ramassait sur Youtube ces affaires-là?
Ça veut donc dire que malgré mon t-shirt Ed Hardy, malgré le gel dans mes cheveux, malgré ma boucle d’oreille et malgré mon attitude de gagnant, j’étais facilement repérable. Quelque chose a dû m’échapper… Une manière de bouger? Un accessoire caché? Une poignée de main secrète? Peu importe, j’ai échoué dans ma tentative de redevenir un parfait Lavallois. Et il s’en est fallu de peu pour que je retourne à Montréal couvert de goudron et de plumes…
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