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Sortie à Hochelaga

Par
André Marois
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J’ai enclenché la première et pesé sur l’accélérateur en relâchant la pédale d’embrayage d’une shot. Le pick-up a effectué un bond de deux mètres en avant, obligeant les trois débiles qui nous tournaient autour à s’écarter. Dans le rétroviseur, j’en ai aperçu deux qui nous couraient après en agitant leurs bras tatoués de seringues.

J’avais besoin de jaser avant de rentrer chez moi. Quand je n’ai pas atteint mon quota de parlotte, ma blonde me trouve assommant et la soirée dégénère. Alors, je prends les devants : je m’arrête dans la première taverne et je raconte mon histoire, toujours la même.

Je me suis installé sur un tabouret pour m’adresser au plongeur derrière le bar. Occupé à récurer des casseroles, il n’a pas bronché. Moi, je savais que mon récit allait bientôt le captiver. C’était la 350e fois que je le répétais.

– Je venais d’avoir seize ans et comme tous les gars de mon âge, je m’étais arrangé pour passer mon permis le plus tôt possible. Le soir en question, j’ai profité de l’absence de mon père pour lui emprunter son pick-up sans demander de permission. Le vieux roulait dans un énorme FORD F-150 qui servait à tirer sa roulotte. Une version 5,4 litres manuelle. Il trouve que les automatiques, c’est pour les moumounes. Je savais à peine tenir un volant, comprends-tu. Alors imagine-moi en train de changer les vitesses. Ça craquait, le moteur gueulait. Si mon père l’avait entendu, il m’aurait tué.

Le plongeur ne me regardait pas, mais j’ai enchaîné.

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La réalité est que j’avais donné rendez-vous à une fille et je comptais l’impressionner avec mon gros char. J’ai embarqué Mina vers 19 h, pas loin de chez moi, à Anjou. Après, on a foncé vers Hochelaga pour assister à un concert au bistro In Vivo sur Ste-Catherine. J’haïs le jazz pour mourir, mais la belle Mina pouvait fondre sur un solo de saxophone. Après ça, je nous imaginais basculant sur la banquette du 4 x 4. C’est l’avantage avec les cabines allongées : t’as de la place pour étirer les jambes.

Le trajet s’est assez bien déroulé. Mina s’est abstenue de tout commentaire sur ma technique de pilotage. Pour masquer les montées de régime involontaires infligées au V8, j’avais mis 50 cents au maximum.

La chance était de mon côté, parce que j’ai trouvé une grande place au coin de la rue Leclaire. Pas besoin de faire mon stationnement parallèle avec cet énorme camion.

– On a assisté au show que Mina a qualifié de «malade». Je me suis ennuyé pour deux, surtout que je n’ai bu qu’une bière, car je n’avais pas envie qu’on me retire mon permis tout neuf.

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Mina devait être de retour avant minuit et moi, j’avais hâte d’échanger plus sérieusement avec elle. On avait du temps en masse. Mais à l’instant précis où j’ai glissé la clé dans le contact, trois gars masqués ont surgi d’une ruelle. Ils ont entouré notre véhicule en beuglant tels des damnés. L’un d’eux faisait tournoyer une chaîne autour de sa tête. Un autre brandissait un 2 x 4. Le troisième était armé d’un tesson de grosse Belle Gueule. Vu le diamètre de leurs pupilles, ils ne carburaient pas à la camomille. Mina m’a hurlé de démarrer.

À ce stade-ci de ma narration, tout le monde est pendu à mes lèvres. Le plongeur affichait une mine indifférente, mais il avait fermé le robinet pour ne pas rater un seul de mes mots. J’ai continué en baissant la voix.

– J’avais surtout la chienne que ces enragés s’en prennent au F-150. De toute façon, ces gars-là étaient mille fois trop gelés pour que je parlemente.

J’ai poursuivi mon récit en expliquant que j’avais enclenché la première et pesé sur l’accélérateur en relâchant la pédale d’embrayage d’une shot. Le pick-up a effectué un bond de deux mètres en avant, obligeant les trois débiles qui nous tournaient autour à s’écarter. Dans le rétroviseur, j’en ai aperçu deux qui nous couraient après en agitant leurs bras tatoués de seringues.

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Mina s’est recroquevillée sur son fauteuil. Elle n’a pas desserré les dents du retour. On a fait Hochelaga-Anjou d’un trait. J’ai dépassé la maison de Mina avant de m’arrêter à gauche de la chaussée, puis j’ai tenté une approche tactile. Elle avait encore le cœur qui battait et m’a repoussé gentiment, avant de descendre côté rue.

Je n’ai pas insisté pas. Je ne suis pas un sauvage, non plus. La soirée avait été assez riche en émotions sans en rajouter. Sauf que ça ne faisait que commencer.

Rapide coup d’œil à mon plongeur. Ça marche à tous les coups, le voilà captif.

– En passant devant le coffre du Ford, Mina a poussé un cri. Elle s’est précipitée sur ma porte où elle a tambouriné telle une folle. Qu’est-ce qui lui prenait ? Sa libido venait de se réveiller ? La maladie des excités était contagieuse ?

J’ai bondi de mon siège et couru derrière le pick-up. J’imaginais déjà la scène : un des sacraments d’Hochelaga avait brisé un feu arrière et mon père arrivait le lendemain matin à l’aube. La vérité était pire. L’index tendu de Mina m’a désigné la chaîne qui était restée coincée dans le pare-chocs. L’horreur pendait à son extrémité : enroulée entre les maillons, se trouvait une main droite d’homme. La chaîne avait dû se coincer quand les enragés nous viraient autour et mon démarrage brusque l’avait arrachée du bras du gars.

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Le voyage du retour ne l’avait pas arrangée. Les doigts avaient tellement raclé le bitume qu’il manquait presque toutes les troisièmes phalanges.

Mina m’a demandé ce que je comptais faire de «ça». Elle a suggéré de prévenir la police, mais j’ai refusé. Comment veux-tu expliquer à des flics que j’ai enlevé la main d’un junky ? Autant se jeter dans un chiard sans fond. Mina a insisté : elle voulait appeler les hôpitaux pour qu’ils tentent une greffe. Elle avait déjà vu ça à la télé avec un homme à qui la femme avait coupé le sexe.

Je n’ai pas une âme de saint-bernard, mais je me suis dit que je pourrais en profiter pour inviter Mina chez moi. Alors j’ai détaché la chaîne et je l’ai posée dans un sac en plastique qui traînait là. J’ai fait signe à Mina de m’accompagner. Elle a vérifié l’heure sur son cellulaire. Il lui restait trente minutes avant son couvre-feu. Elle m’a suivi.

On a placé la main ensanglantée dans le congélateur et commencé à téléphoner aux urgences les plus proches d’Hochelaga. Personne ne s’était présenté avec un moignon déchiqueté. On a élargi le rayon de nos appels et contacté, l’un après l’autre, tous les hôpitaux de Montréal. Le type n’était pas venu se faire recoudre. Aucun humain n’avait pointé son nez. J’ai dit à Mina qu’il faudrait patienter jusqu’au lendemain, vérifier si on causait de l’estropié aux informations. Elle s’est sauvée chez elle avant que j’ai pu l’enlacer.

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– Plus tard, j’ai appris qu’on avait été la cible d’une initiation de gang de rue. Les types avaient manqué leur coup et, en plus, l’éclopé risquait d’attirer l’attention. Les deux autres sauvages l’avaient sûrement achevé et avaient balancé son corps dans le fleuve.

Le plongeur m’a dévisagé longuement. Je savais que mon aventure lui plairait.

– Et le bout de viande dans le congélo, tu sais ce qu’il est devenu ? a-t-il dit.

– Mina tenait à l’emporter. Je ne sais pas pourquoi. Je ne l’ai jamais revue.

Il a sorti ses mains de l’eau savonneuse et les a posées devant moi. À droite, ses doigts rabotés n’avaient plus trace d’ongles.

– Ma petite sœur Mina est une sensible : elle ne voulait pas que tu jettes la main dans un égout. Quand elle est rentrée et qu’elle a vu que c’était moi ton atrophié, elle m’a accompagné à la clinique vétérinaire d’urgence à Lachine. Ces gars-là font des miracles avec les bêtes dans mon genre.

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