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Quand ta femme t’a quitté parce que tu n’avais pas d’allure, il ne te reste plus qu’à engager — de gré ou de force — des spécialistes du design qui vont t’aider à refaire ta vie. Le résultat ne sera pas forcément celui que tu attendais.
La femme devait avoir dans la jeune quarantaine, les cheveux courts, des bottes d’armée et un sac d’ordinateur dont le poids la forçait à se pencher à 45 degrés en avant. Elle ne vit pas le type derrière le pilier en ciment dans le stationnement souterrain.
Il était presque 23 heures, elle était fatiguée, elle voulait juste rentrer chez elle au plus vite.
– Bonsoir, madame Palatino.
Elle sursauta. D’où sortait cet homme qui semblait la connaître ?
– Euh, bonsoir…
– On ne s’est jamais vus avant, mais, crois-moi, on va faire connaissance.
Les bouches noires du canon double d’un fusil surgirent de sous son vieil imperméable en nylon beige.
– Suivez-moi. Je ne vous ferai pas de mal, mais n’essayez pas de fuir. Je m’appelle Christian, précisa-t-il.
Comme si connaître son prénom pouvait la rassurer.
Il fallait que ça tombe sur elle : un déviant qui l’enlève juste après son cours du lundi soir. Elle se mit à trembler comme une feuille, alors qu’il la poussait de la pointe de son arme en direction d’une abominable Ford Focus rouge sangria. Il lui ouvrit la porte côté conducteur et la menaça tout le temps qu’il contournait l’avant du véhicule.
Trente-cinq minutes plus tard, après un trajet silencieux, il lui indiqua l’allée de garage devant un bungalow au nord de Laval.
Le quartier était tranquille et personne ne les vit entrer dans la maisonnette.
– Que voulez-vous, Christian ? Me violer ? Alors, faites ça vite et laissez-moi repartir tranquille.
Il secoua la tête négativement, vexé, et la poussa vers la chambre, où un homme était ligoté et bâillonné sur le lit. Il devait avoir 50 ans, les cheveux rares et grisonnants, des souliers en cuir noir, une chemise blanche maintenant fripée et un jeans Diesel.
Christian attacha les chevilles de la nouvelle venue avec des menottes, puis fi t les présentations :
– Madame Palatino, professeur de design graphique, voici monsieur Mercier, professeur de design industriel.
Il libéra la bouche du prof qui se mit à l’invectiver :
– Qu’est-ce que vous voulez ? Relâchez-nous immédiatement ! Vous vous êtes mis dans une méchante merde, croyez-moi.
– Je le sais.
Christian s’assit sur une chaise bancale et les considéra, l’air abattu.
– Vous êtes ma dernière chance. Vous êtes les seuls qui pouvez m’aider.
La femme écarquilla les yeux.
Christian reprit d’une voix monocorde :
– Ma femme m’a quitté la semaine dernière. Ça faisait des mois qu’elle me répétait que je n’avais pas d’allure.
– Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? marmonna Mercier. Je ne la connais pas, votre femme.
– J’ai décidé de refaire ma vie.
Un coup d’oeil à la décoration de la chambre suffi sait à comprendre ce que sa femme reprochait à son allure. Un tapis à pois mauves avec un jeté de lit doré, ça peut gâcher une nuit de noces. La pauvre.
– Je veux tout refaire : ma garde-robe, mon attitude, mes habitudes… J’ai besoin de vous pour redesigner ma vie. Mon existence est trop horrible.
Je suis nul. Vous devez me guider, menaça Christian.
Et ce disant, il rétablit l’équilibre du fusil de chasse qui menaçait de glisser de ses genoux.
– Mais… on n’est pas des modélistes, ni des conseillers en look. On est des professeurs d’université en…
– Vous êtes professeurs en design, monsieur Mercier. Parmi les meilleurs spécialistes à Montréal, il paraît. C’est pour ça que je vous ai sélectionné sur le site Internet de votre école. Le design, c’est l’esthétique des choses.
– Pas seulement ça, s’enflamma le cinquantenaire ligotée. Dans mon champ d’étude, le design industriel, par exemple, on s’intéresse autant au style qu’à l’usage. La forme et la fonction sont indissociables.
Christian sourit tristement.
– C’est justement mon problème. Ma vie est désorganisée, mal foutue et laide. Je dois la repenser de A à Z, l’embellir… je vous l’ai expliqué plus tôt.
Un court silence suivit cet aveu. Madame Palatino baissa la tête, découragée. Christian avait perdu la raison. Ils ne sortiraient pas facilement de cette galère.
– Écoutez, je suis professeur de design graphique. J’apprends à mes étudiants à concevoir et réaliser des affi ches, des couvertures de livres, des sites Web, des logos… Je leur enseigne les règles typographiques. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne vois pas comment je pourrais vous tirer d’embarras, Christian.
– Votre pouvoir est énorme. Regardez.
Il se leva et fit glisser la porte du placard. Il saisit ensuite les vêtements suspendus et les balança l’un après l’autre sur le tapis aux taches lilas.
– Ma femme trouve ça laid, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Quand sait-on que c’est beau ? Expliquez-moi comment choisir. Madame Palatino, parlez-moi des couleurs qui s’harmonisent, des formes qui m’avantageraient, des erreurs à éviter, des insultes au bon goût que vous sanctionnez dans les exercices de vos étudiants.
– Mais ça va prendre des mois avant d’arriver à un résultat.
– Alors, ne perdons pas de temps : commencez tout de suite, répondit Christian.
– Vous n’y arriverez jamais, lâcha Mercier en contemplant la masse de fringues hideuses en tas sur le sol.
Christian marqua un temps d’arrêt, ouvrit ses lèvres, les referma, puis bondit sur Mercier et commença à l’étrangler. La haine lui sortait par tous les pores de la peau. Une véritable bête furieuse.
– Pourquoi n’en serais-je pas capable, moi ? Parce que le design est réservé à ceux qui ont de l’argent ? Aux bourgeois dans votre genre ?
Mercier perdit connaissance. Christian alla chercher une serviette mouillée qu’il lui colla sur le front, puis lui asséna une série de petites claques qui le réveillèrent.
– Allez-y doucement, Christian. Il ne voulait pas dire du mal. Il ne parlait pas de vous en particulier, s’interposa Palatino. C’est un travers de professeur : on repère vite les élèves qui ont le plus de potentiel.
– Mon cul, oui, se contenta de répondre son ravisseur. Il me prend pour un con.
Le spécialiste industriel reprit peu à peu ses esprits.
La professeure s’assit à son côté pour s’assurer qu’il allait bien.
– Bon, finis les enfantillages. Allons à l’essentiel.
Sans lâcher son fusil, Christian écarta les deux bras à l’horizontale.
– Qu’est-ce qui cloche le plus chez moi ?
Les deux universitaires le détaillèrent : une coupe de cheveux issue d’un souvenir lointain de John Travolta dans Grease. Une chemise jaunasse avec un col à piquer des gauffrettes, un pantalon bourgogne à la coupe indéfi nissable et des souliers en daim vert pâle aux coutures apparentes.
L’ensemble ne s’apparentait à rien en particulier. Certains se créent une dégaine en mélangeant les genres et les époques, mais on sent que c’est voulu. Dans le cas de Christian, ça relevait du n’importe quoi, de l’improvisation. Un pur suicide vestimentaire.
Ils éclatèrent de rire, ce qui le blessa à mort. Il se livrait à eux et voilà qu’ils se foutaient ouvertement de sa gueule. Il planta le canon du flingue dans les narines de Mercier.
– C’est pas drôle. Compris ?
Le professeur hocha la tête.
– Je vous écoute. Si vous enseignez le design à des jeunes de 19 ans, je devrais être capable de comprendre.
Palatino se racla la gorge, planta ses yeux dans ceux de l’handicapé du goût et se lança :
– Prenons par exemple votre fusil de chasse. Il est ordinaire, mal entretenu et grossier. On ne lit pas la marque. Sa forme a été dessinée par
un sous-doué de la ligne. Alors qu’il y a tellement d’armes racées et effi caces, pourquoi avoir choisi cette horreur ?
– C’est le fusil de mon père. J’ai pris ce que j’avais sous la main, voilà tout.
– Première erreur : il faut réfléchir, ne pas céder à la facilité, allier l’esthétique à l’usage. Le design est un art appliqué.
– Je n’y connais rien en armes.
– Deuxième erreur : vous auriez dû consulter des dizaines de catalogues de fabricants de fusils et de carabines, au lieu de vous précipiter sur
le premier shotgun venu. Moi non plus, je n’y connais pas grand-chose, mais je suis certaine qu’il existe beaucoup de livres sur le sujet à la Grande Bibliothèque. Si vous aviez pris la peine de creuser, vous auriez pu découvrir des informations sur l’histoire des fusils, les fabricants, les coutumes de leur pays d’origine, l’architecture des villes où ils sont fabriqués… Ça ne vous aurait rien coûté de la consulter et vous auriez évité cette impardonnable faute de fadeur.
– Ça demande beaucoup de recherche, s’inquiéta Christian. Si à chaque fois que je dois acheter des bobettes ou un paquet de sucre, je dois reconstituer la généalogie des ouvriers et les influences graphiques des pays limitrophes, je ne suis pas sorti du bois. Je n’ai pas envie de refaire ma vie dans 20 ans.
– Nous non plus, remarqua Mercier en reprenant du poil de la bête.
Christian le foudroya du regard, mais déjà Palatino enchaînait :
– Autre chose : comment pouvez-vous rouler dans une voiture fuchsia ?
– C’était la moins chère sur les PAC.
– Troisième erreur : l’argent ne doit pas être le seul guide de votre sélection.
– Facile à dire, soupira Christian.
On sentit le trio prêt à céder au découragement.
D’évidence, Christian ne changerait pas du jour au lendemain. Il aurait mieux fait de chercher sur Internet une fille inculte, ou une aveugle.
– Vous n’avez pas faim ? demanda l’homme sans goût. La nuit risque d’être longue…
Il se leva sans attendre de réponse, ferma la porte de la chambre à clé et les abandonna ainsi. Il se pointa un quart d’heure plus tard avec un plateau chargé de deux assiettes fumantes.
– Le souper des professeurs est servi, s’écria-t-il avec une bonne humeur feinte.
– C’est quoi ? s’inquiéta Palatino.
– Patates pilées, sauce brune, croquettes de poulet.
On fait ça à la bonne franquette.
Mercier grimaça.
– Non merci, je suis allergique au congelé. Christian releva le fusil dans sa direction.
– Moi, je suis végétarienne, renchérit Palatino.
La figure de Christian se décomposa.
– Vous commencez à me faire chier avec vos leçons de pédantisme. Je vous ai demandé de m’aider, pas de jouer aux snobs. Ce n’est pourtant pas si compliqué.
– Laissez tomber, Christian, vous êtes hors concours, railla Mercier.
Christian blêmit et sans ajouter un mot, il appuya sur la détente de son arme moche. La giclée de plombs explosa la face du prof, propulsant des morceaux d’os et de chair sur les quatre murs recouverts d’un papier peint à rayures roses et vertes.
– C’est-tu assez graphique pour vous, ça ?
Christian toisa la survivante, impassible. Il observa son propre visage constellé d’hémoglobine, dans le miroir accroché derrière la porte. La détonation avait déclenché un processus irréversible.
Pour la première fois dans sa minable existence, il avait de l’allure avec son arme brandie et ses traits décomposés.
Il ressemblait enfin à quelqu’un.
– Alors ma belle, comment trouves-tu ma nouvelle race d’assassin ?
Palatino se mit à hurler de manière hystérique. Le contenu de la seconde cartouche l’atteignit à bout portant, transformant son joli minois en un sombre magma collant.
Christian replaça une mèche poisseuse et ricana à l’adresse de son reflet. Il lécha une goutte de sang sur sa joue et attaqua la purée en sifflotant.
Sa vie venait enfin de changer de perspective.
Les deux professeurs de design avaient vraiment fait du bon boulot.