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Ma vie sur quatre roues

24 mars 2012. Je « strappe » mon kayak d’eau-vive sur ma voiture pour ma première journée de la saison.

Par
Catherine Blanchette-Dallaire
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La rivière est en crue, les rapides plus techniques. À l’approche d’une chute, je calcule mal ma ligne et passe un pied trop à gauche. C’est suffisant pour être déportée par le courant et atterrir, huit pieds plus bas, sur une roche. Le choc est instantané et un sentiment de panique m’emporte : quelque chose ne va pas. J’alerte l’équipe et on m’évacue à même le kayak. Arrivée à l’hôpital, le diagnostique tombe : fracture aux deux chevilles.

Il est difficile de réaliser à ce moment-là qu’on passera les quatre prochains mois en fauteuil roulant, telle une paraplégique. Qu’on vivra à l’hôpital, avec une atrophie musculaire complète du nombril aux orteils et des plâtres aux deux pieds. Que nos bras deviendront notre seule façon de nous mouvoir et qu’un fauteuil roulant deviendra notre seul et unique symbole de liberté, une extension de notre corps, une partie de nous-mêmes. Que nos colocataires auront tous plus de 75 ans, mais surtout, que notre vision de la liberté sera à jamais changée : pour une accro du sport repoussant les limites, une simple marche devient infranchissable.

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Un nouvel apprentissage s’ensuit : ouvrir une porte n’est plus aussi facile et les fermer non plus (parfois je ne peux me retourner faute de place!). Les boutons d’ouverture automatique sont souvent défectueux, m’obligeant à demander de l’aide pour les portes plus lourdes. Les rampes d’accès sont souvent trop à pic, rendant la descente risquée, et comme mon fauteuil n’est pas calibré à ma personne, il dérape facilement et je me retrouve de côté. Les trottoirs sont légèrement inclinés vers la rue (écoulement des eaux), ce qui est exigeant pour le bras côté rue, alors je change de bord tous les 250 mètres. Parfois je dois descendre des trottoirs à reculons pour éviter d’embrasser l’asphalte…

Mes douze travaux
Traverser la rue aussi est différent : je pars sur la lumière verte, mais suis beaucoup plus lente. La lumière vire au jaune. Déjà? La rue est en pente, la chaise prend de la vitesse, elle vibre… Bang! Les freins enclenchent d’eux-mêmes, me stoppant en plein milieu de la rue. La lumière tourne au rouge. Hein? Les automobilistes me regardent, moi et mes plâtres, personne ne bouge… Je déclenche les freins et finis ma traversée. Arrivée au guichet bancaire, autre prise de conscience : comment à la fois mettre ma carte dans le lecteur, ouvrir la porte et manœuvrer mon fauteuil roulant? Un passant vient tenir la porte… Je rentre au bercail, brûlée…

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Je découvre le transport adapté qui, pour des questions logistiques, doit être réservé 24 à 72 heures à l’avance selon la région. S’il vous débarque au mauvais endroit, prenez votre mal en patience : c’est minimum une heure d’attente et vous risquez de « squatter » le transport adapté d’un autre et ainsi faire du tourisme montréalais le temps d’aller le porter à destination.

Et que dire des toilettes… Ne plus se voir que le haut du front, trop basse pour les miroirs… laisser la porte du cabinet ouverte, incapable de la fermer… réaliser qu’il n’y a plus de papier, mais ne pouvoir en prendre à côté, la toilette trop petite… penser littéralement se pisser dessus devant public rue Saint-Denis à 1h00 du matin… Ce soir-là, j’avais pourtant fait mon repérage préventif et trouvé des toilettes accessibles au Cinéma du Quartier Latin. La bière faisant effet, c’est les « yeux jaunes » que je délaisse mes amis pour retrouver les toilettes. Mais voilà que je frappe porte closes, les films étant terminés… Ma voix intérieure me dit: « tu vas te pisser dessus! », mais la raison refuse d’y croire. 30 minutes de recherche infructueuse plus tard, le constat se fait malgré moi : je vais vraiment devoir me pisser dessus devant tout le monde, parce qu’il n’y a pas de toilette accessible !!%$%! Ma dignité humaine prend le bord. Je vois un restaurant encore ouvert et m’attaque à sa marche : jambes et petites roues en l’air, je fais un « wheelee » et me hisse à l’intérieur à bout de bras : « Où sont vos toilettes ?», « Au sous-sol madame». Mon regard leur suffit : je retrouve finalement ma dignité dans une toilette condamnée du fond de leur entrepôt après qu’ils en aient retiré pots de peinture et moppes sales.

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Mes hauts, mes bas
Un tel accident apporte aussi son lot de stress psychologique. « Vais-je remarcher? », « vais-je recourir? ». Des questions auxquelles seul le temps répond, quand on voit notre mobilité et nos forces revenir petit à petit. Le stress monétaire également… Étant travailleuse autonome, je n’ai eu ni chômage, ni CSST, ni SAAQ, ni assurances, ni même de bien-être social! Je me retrouve dans un « no man’s land » ou la seule chose sur laquelle j’ai le contrôle est ma volonté de guérir.

Côté vie sociale, plusieurs amis viennent me voir, certains faisant le trafic d’alcool (une bouteille de vin cachée dans un deux litres de jus d’orange vous donne une sangria d’hôpital assez géniale!). Je m’inscris sur un site de rencontre, ayant du temps pour magasiner les fiches… Mais quand vient le temps de rencontrer l’autre en personne, comment expliquer que 1) on est en fauteuil roulant 2) qu’on porte le même linge depuis trois mois 3) qu’on n’a plus que la peau et les os (au diable les cuisses fermes) et que 4) on a une repousse capillaire de 3’’ faute d’avoir trouvé une coiffeuse accessible! Un courageux a accepté de me rencontrer, mais les autres se sont désistés!

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Plus la guérison avance, plus je sors dehors, particulièrement à la Place des festivals où je découvre les hallucinantes toilettes sèches accessibles! Au diable l’odeur, vive ces cabines bleues sans marches! Être en fauteuil roulant est également idéal pour observer le popotin de messieurs… mais quand vient le temps de regarder le spectacle, ces mêmes popotins me bloquent la vue! Inversement, quand Loco Locass demande à la foule de s’asseoir pour une minute de silence, je me retrouve tout d’un coup au-dessus de tous, incapable de « m’asseoir » plus bas! J’ai aussi l’impression d’être Moïse qui sépare les eaux du fleuve, alors que la foule se tasse pour me laisser passer. Enfin, on vit un choc, celui de réaliser qu’on est rendu l’été, alors que je me suis blessée en hiver : l’impression d’avoir manqué une saison complète de ma vie…

Après un mois en résidence pour personnes âgées, je suis transférée en centre de réadaptation. Neuf semaines après l’accident, le vrai travail commence : atrophie musculaire du nombril aux orteils, je fais des nœuds avec ma peau flasque et vide de muscles. Mes orteils de droite ne bougent plus et mes chevilles ont perdu toute leur mobilité. Au début, exercices passifs. Puis, 5 heures d’exercices par jour, 7 jours semaine, afin de regagner en masse musculaire, en mobilité, en force et flexibilité. Je mets graduellement du poids sur mes chevilles pour réhabituer mon corps à se supporter lui-même… Un jour, j’arrive à me tenir debout toute seule, et je retrouve ma vue d’avant, celle de 5’9’’ au lieu de celle de 4’. Je réalise alors ce à travers quoi je viens de passer… Viennent ensuite les barres parallèles, où comme dans les films, je dois littéralement réapprendre à marcher.

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De retour chez moi, je réalise à quel point je vivais dans un cinq étoiles. Je dois maintenant marcher, sans en être encore vraiment capable. Je me roule de mon lit à ma cuisine ou ma toilette à l’aide d’une planche à roulette et dois cuisiner assise. Je monte mes 48 marches à quatre pattes et fait livrer mon épicerie. Il me faudra six mois pour être capable de prendre l’autobus, et neuf pour le métro. 20 mois et une seconde opération plus tard, je marche à nouveau normalement, même si certains jours je claudique. J’ai dû dire adieu à la majorité des sports (impliquant tous la course), mais pense débuter certains sports en fauteuil roulant! Je suis beaucoup moins en forme, j’ai le souffle court et j’ai l’impression d’avoir vieilli de 10 ans… Mais je me réjouis : ça aurait pu être bien pire si le choc avait frappé au niveau du bassin…

Suite à cette expérience, j’entrepris de régler une problématique majeure pour les personnes handicapées : si j’ai failli me pisser dessus en seulement quatre mois, je n’ose imaginer la vie de ceux qui vivent avec un handicap à l’année longue. J’ai ainsi conjugué ma compétence professionnelle à l’expérience vécue pour développer www.onrouleauquebec.ca, un portail ressource interactif et participatif dédié aux personnes à mobilité réduite. Il comprend un répertoire des commerces accessibles en fauteuil roulant, des ressources dédiées et des logements accessibles à louer. Mon but ultime : créer une application mobile qui pourra indiquer où se trouve la toilette accessible la plus près… encore ouverte à 1h00 du matin!

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Page Facebook OnRouleMontréal

Aujourd’hui, le 3 décembre 2013, OnRouleMontréal a mis sur pied une oeuvre collective pour souligner la Journée internationale des personnes handicapées. C’est à voir ICI.