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Je marche dans Pike Place Market, à Seattle. Cette phrase croise mon chemin : « Yes, Honey, The Charm Is Gone » prononcée avec la voix qui finit en tremblottant dans les aigus, par une femme d’un certain âge à la chirurgie esthétique passée de mode. Elle semble parler d’une ville, je ne sais laquelle, où elle est allée souvent. C’est tout ce que j’ai pu happer au passage. Cette bribe.
Comme je suis une fille toute simple, avec les deux pieds bien campés dans le béton des villes, ça m’a évidemment propulsé dans une réflexion sur la nature de l’être humain. Bref. Ça m’a rentré dedans.
Il faut dire que Seattle me rentre dedans. Avec ses sans-abris qui se parlent tout seuls, qui engueulent j’sais pas qui, le regard halluciné, à chaque coin de rue. Et son mélange de beauté et de laideur typique de l’Amérique. Pis la mer qui rencontre les montagnes.
Donc. J’ai spinné.
Sur l’effet de l’habitude sur l’être humain. Mettons les choses au clair : la madame, je sais pas combien de fois elle l’a visitée sa ville, ni le degré de charme de celle-ci. Tsé, elle parlait peut-être pas de Barcelone, là.
Quand même. On est bizarres, les humains. C’est si dur pour nous de s’émerveiller devant, d’être touchés par, de regarder en voyant la beauté de… quelque chose qu’on a vu, connu, souvent. Et ça s’applique à la maison où l’on vit, à la bouffe que l’on mange, aux gens dont on est amoureux. Tout s’estompe, s’affadit, se délave. C’est le règne de l’émoussement, l’assassinat par l’habitude.
Passez notre amour à la machine
Faites-le bouillir
Pour voir si les couleurs d’origine
Peuvent revenir
Est-ce qu’on peut ravoir à l’eau de Javel
Des sentiments
La blancheur qu’on croyait éternelle
Avant?
Bonne question, Alain…
Comme je n’ai jamais été un animal, du moins, pas que je me rappelle, j’aimerais bien savoir si c’est vraiment un truc d’humain, ou si c’est lié à la condition animale, comme tous ces comportements qui, au fond, finissent toujours par revenir à une question de survie de l’espèce. Mais quand je pense à un petit chien, là – oui, celui-là, le fatiquant qui jappe tout le temps… Ben il peut sauter sur son maître chaque ostie de fois que celui-ci rentre à la maison. Courir après chaque ostie d’écureuil qui croise son chemin. Beugler des heures durant tant que son maître n’est pas revenu. Et l’accueillir en héros dès son arrivée avec sa pinte de lait, de retour du dep. Bon, peut-être pas tous les chiens, peut-être juste celui de ma mère, je suis vraiment pas spécialiste de la gent canine.
Nous, humains-humaines sapiens sapiens, ça nous prend des voyages dans des endroits toujours plus exotiques, des vêtements dans des modes toujours plus nouvelles, des nouveaux conjoints pour « retrouver les papillons du début ». Sans oublier, c’est cliché, les nouveaux gadgets électroniques dont on se lasse dès qu’on a fini de lire le manuel d’instruction (en ligne, évidemment). Ou le troisième verre de vin qu’on peut choisir cheap pour cause de saturation des papilles. (Il faudrait que je relise, d’ailleurs, La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, mais je m’égare.)
À l’opposé, il y a aussi notre capacité d’apprivoisement. La solitude, dans ma vie, en a été un bon exemple. On n’est pas trop trop emballé la première fois que sa progéniture s’en va passer une semaine chez l’ex. Ça, cette solitude-là, ce vide-là, il faut l’apprivoiser. En ce moment, j’écris dans mon petit carnet rose (dont le rose est déjà un peu délavé) seule sur un lit king aux draps blancs aveuglants dans ma chambre d’hôtel de Seattle. Je rentre demain à Montréal, mais je ne reverrai pas ma tribu avant deux semaines. J’ai un tout petit motton, mais j’apprécie le calme, la liberté, le jefaiscequimeplaîtquandçameplaît, les vêtements éparpillés partout qui sont tous à moi (je sais, je sais, hôtels = punaises, je devrais pas faire ça). L’été passé, quand ils sont partis trois interminables semaines avec leur père… j’ai couché avec beaucoup trop de gars juste pour essayer de ne pas y penser. Cette année, j’envisage même la possibilité d’un été d’abstinence. C’est dire.
(Ce qui me fait penser que mes enfants, par exemple, je ne me tanne jamais de les regarder grandir.)
Donc. L’usure d’un côté. L’apprivoisement de l’autre. Est-ce qu’ils sont liés? Est-ce que ce sont deux manifestations de la même fibre de notre humanité? Et si ce que j’appelle apprivoisement n’était tout simplement que le bon côté de l’usure, car l’usure des sentiments désagréables, ou leur apprivoisement, est souhaitée. Sinon, on ne survivrait jamais à la mort d’un être aimé. Et si apprivoiser quelque chose, comme le petit prince avec son renard, ça venait aussi avec une sorte d’accalmie des émotions au contact de ladite chose? Et si ce que j’appelle usure, mot plutôt péjoratif, était en réalité un bienfait, et que le problème, c’est ce désir qu’on a d’être aussi émerveillé la 10e que la 1re fois? Je sais pas trop.
Les bouddhistes parlent d’impermanence. L’impermanence serait la source d’une partie de notre souffrance, car rien n’est permanent, et la peur que les choses s’arrêtent fait que rien n’est tout à fait satisfaisant. (Dans ce sens, on pourrait croire que les chiens sont plus zen que nous, vu qu’ils savent que ce n’est pas parce que leur maître est revenu les 1389 dernières fois qu’il est sorti, qu’il va rentrer cette fois-ci.) Et l’éveil vient avec l’acceptation de l’impermanence. Je simplifie et j’y vais avec ce que mon esprit pragmatique a réussi à capter, mais en gros, je pense que ça ressemble à ça. Tiens, je devrais demander à mon ami Martin, il s’y connaît pas pire en bouddhisme.
(Le temps d’un coup de fil passe.)
Il fait dire qu’en fait, c’est bien ce que j’ai écrit, mais qu’il aimerait souligner le fait que « le monde des perceptions et des sentiments est un endroit tout particulièrement propice à la volatilité, à l’impermanence »… Il parle bien, non?
Je vous jure, je n’avais pas du tout l’intention de vous parler de bouddhisme en commençant ce billet. Que voulez-vous, c’est là qu’on est rendus, vous et moi. J’ai aussi fait quelques recherches sur le Net sur le sujet, mais je n’ai pas trouvé grand-chose, à part si l’on s’intéresse spécifiquement à « l’usure du sentiment amoureux ». Alors là, oui, des pages et des pages, il y en a. Tout le monde s’en mêle (et s’emmêle). De Patrice Lecompte à Éric-Emmanuel Schmitt, en passant par des tonnes de forums de femmes, de mères, de sexo… name it. Comme toujours, c’est l’amour, et son pendant, le désamour, qui tiennent le haut du pavé. Mais je trouve tout aussi bouleversant l’idée qu’un jour, je pourrais arriver à Paris et ne pas m’émerveiller. Je suis full pas éveillée quand je pense à ça.
Bon, je vous laisse, il faut que j’aille me promener dans Seattle avant de m’en lasser.
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