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URBANIA AU KENYA : Courir pour une vie meilleure

Le rêve kényan et les enjeux d'une culture de l’espoir.

Par
Jean Bourbeau
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« Si c’est possible pour le voisin, ça peut l’être pour moi aussi », me confie d’une voix nerveuse Daniel Wanjiku, 42 ans, avant d’entamer sa première course au demi-marathon de Kabarnet.

Kabarnet, modeste municipalité au sommet d’une vallée peuplée de crocodiles et de termitières géantes, attire en ce samedi matin les coureurs élites de la région. Tous partagent la même ambition sous un soleil de plomb : remporter le prix de 250 000 shillings réservé au vainqueur, une somme substantielle dans un coin du monde où près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.

Daniel Wanjiku avant sa première course

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Le gouverneur serre des mains pendant que les bannières sont dressées par l’aîné d’une famille de fermiers. Un mendiant vêtu d’un complet trop grand sollicite la générosité des spectateurs pour honorer Dieu. Parmi la foule de coureurs, on croise des chaussures techniques dernier cri, mais aussi des souliers à velcro, des tuques et des shorts en jeans, révélant la diversité des moyens financiers. Ici, pas de puce aux dossards ni de rues bloquées. Chèvres, enfants et camions-remorques constituent des obstacles vers une bourse qui peut changer un destin.

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Sur la ligne de départ, je repère une femme que j’ai photographiée la veille. Sarah tient un petit salon de coiffure à Iten. Elle me racontait avoir jadis tenté sa chance sur le circuit professionnel, mais ses efforts à Amsterdam et à Bruxelles n’avaient pas abouti. Elle avait dû faire face à la rude concurrence de ses compatriotes et des Éthiopiennes. Son seul commanditaire l’avait laissé tomber. Avec ses dernières économies, elle a ouvert un salon le long de la route principale.

À la fin de la course, je consulterai le classement pour trouver leurs noms. Sarah et Daniel ne faisaient pas partie des dix premiers à recevoir un cachet.

Sarah et sa voisine, Judy, la veille de la course
Sarah et sa voisine, Judy, la veille de la course
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Le rêve américain

À 24 ans, Wallace Kigen est au dernier tour d’une course contre la montre. Il lui reste un an pour obtenir une bourse d’études américaine.

Fils de coureur, il s’entraîne au sein d’un groupe de jeunes partageant le même objectif; celui de décrocher un billet pour l’Amérique. Encadrés par deux entraîneurs, ils participent chaque mois à des sessions filmées, qui sont ensuite envoyées à des recruteurs américains, dans l’espoir d’être acceptés dans une université, qu’elle soit prestigieuse ou inconnue.

Wallace Kigen
Wallace Kigen
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Depuis qu’il a rejoint ce groupe, Wallace a vu plus d’une vingtaine de ses camarades partir. Le dernier a quitté pour rejoindre les rangs de l’Université d’Akron avec une bourse complète, billet d’avion compris.

« On court aussi vite au Kenya parce que la misère est juste derrière nous. Si tu ne veux pas te lever pour t’entraîner, elle finira par te rattraper, alors tu mets tes souliers et tu pousses », illustre le spécialiste du 5 000 mètres.

Sur les flancs de la route traversant Iten, des enfants pieds nus se lancent à la poursuite de pneus en mouvement, reprenant le cliché d’une Afrique étreinte par la pauvreté. Nombreux sont les Kalendjins condamnés à labourer les terres familiales pour approvisionner les modestes étals des marchés locaux. Au sein de cet environnement, les bourses athlétiques se dressent comme un Klondike dans l’imaginaire populaire.

Deux jeunes frères observent un match de soccer, leurs chaussures trouées les empêchant d’y participer.
Deux jeunes frères observent un match de soccer, leurs chaussures trouées les empêchant d’y participer.
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Bien qu’Iten soit considéré comme l’un des meilleurs endroits au monde pour la course à pied, plusieurs jeunes Kényans n’aspirent qu’à quitter leur terre natale. La grande majorité des coureurs proviennent de milieux défavorisés et n’ont jamais eu l’occasion de sortir du pays. Plusieurs m’ont confié que les salles de sport immaculées des États-Unis sont bien plus séduisantes que le diplôme qui s’y rattache.

L’entrée d’une demeure au centre d’Iten
L’entrée d’une demeure au centre d’Iten

À seulement 22 ans, Steven vient tout juste de réaliser un chrono impressionnant sur 800 mètres, ouvrant ainsi la porte à une bourse des plus prometteuses. Cependant, jusqu’à présent, seule une université communautaire catholique de l’Iowa a signalé son intérêt. Lors de l’entretien, il a dissimulé une déchirure au niveau de l’ischio-jambier. En attendant d’autres réponses qui se font désirer, il compte sur une maigre allocation financière fournie par ses parents pour payer son loyer qu’il partage avec trois autres coureurs.

Steven
Steven
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Et si cette opportunité ne se matérialise pas? « Je continuerai à courir au Kenya. Je tiens à poursuivre mon entraînement et tourner pro. Je ne finirai pas comme conducteur de boda-boda », affirme-t-il avec détermination. Pour de nombreux athlètes, l’entraînement représente bien plus qu’une simple préparation sportive; c’est une échappatoire au travail manuel et une source de prestige social.

La faim professionnelle

À ce jour, 96 des 100 meilleurs temps du marathon ont été réalisés par des athlètes originaires de l’Afrique de l’Est, mettant en évidence la domination absolue de cette région dans cette discipline. Pour illustrer ce phénomène, lors du dernier marathon de Vienne, huit Kényans étaient présents dans le top 10.

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Chaque année, les grandes marques du Nord organisent des compétitions chronométrées à Iten, où les coureurs les plus rapides se voient octroyer des bourses. Dans cette équation, l’âge importe peu ; ce sont les performances chronométriques qui priment. En effet, un seuil de temps minimal doit être atteint pour être éligible à ces précieux parrainages.

Pour un marathonien terminant les 42,2 km en moins de 2 heures et 10 minutes, cela équivaut à une prime annuelle de 1,5 million de shillings, soit 14 175 $. En revanche, pour un temps sous les 2 heures et 6 minutes, la récompense monte à 3 millions de shillings, soit 28 350 $. Faut-il préciser que si ces temps ne sont réservés qu’à l’élite mondiale, au sein de l’exception qu’incarne Iten, ils sont légions.

Wesley Kimutai
Wesley Kimutai
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À 27 ans, Wesley Kimutai, un coureur originaire d’Eldoret et spécialisé dans le demi-marathon, a choisi de s’entraîner à Iten après avoir obtenu un temps de qualification avec Adidas.

Sa carrière l’a conduit de l’Allemagne au Maroc, en passant par l’Italie, le Japon et la France, où il représente fièrement la marque depuis cinq ans. Ses performances sur la piste lui ont non seulement valu des bourses, mais aussi des primes de son sponsor. Actuellement, il se prépare activement pour une course en Autriche dont la cagnotte avoisine les 10 000 euros.

« J’ai grandi au sein d’une famille d’éleveurs de bétail avec sept frères et sœurs. Si Dieu ne m’avait pas conduit sur la voie de la course, j’aurais suivi la tradition familiale. Ma carrière sportive est liée au soutien d’Adidas, qui en plus d’un salaire, me fournit chaque année des vêtements et 26 paires de chaussures. »

Evans Kimutai
Evans Kimutai
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Grâce à ce soutien, son frère cadet Evans s’est également lancé dans une carrière de coureur, se concentrant sur la distance de 10 000 mètres. Wesley envoie aussi de l’argent à deux autres frères courant aux États-Unis, l’un en Alabama et l’autre dans le Dakota du Nord.

Assis sur les ruines du stade Kaminary, je lui demande ce que signifie pour lui le rêve kényan. « C’est devenir le meilleur coureur pour améliorer les conditions de vie de ma famille. Mes parents ne portent que du Adidas grâce à moi. Fini les vêtements déchirés. J’espère pouvoir leur acheter une nouvelle maison et offrir des vaches à mon père. »

Un espoir commun à plusieurs coureurs.

Le hustle kényan

En raison de la concurrence croissante, les opportunités de succès financier sont toutefois de plus en plus limitées, ce qui incite les athlètes kényans à faire preuve d’une grande créativité pour diversifier leurs revenus.

L’entraîneur d’un groupe élite, James Kwalia, m’explique la stratégie de déploiement pour son groupe d’une douzaine de coureurs. « Nos déplacements à l’international sont en fonction des bourses disponibles et du niveau de compétition. Si lors de l’édition précédente, il n’y avait pas beaucoup d’Africains, que les temps étaient lents et que les prix étaient attrayants, certains d’entre nous seront sélectionnés pour rapporter des devises étrangères à l’équipe et financer nos activités. »

James Kwalia
James Kwalia
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Certains coureurs explorent d’autres opportunités en visant à intégrer, selon les processus d’immigration spécifiques, les équipes militaires ou nationales de pays moins compétitifs, comme le Qatar, le Kazakhstan, la Corée du Sud, ou toute autre destination offrant de meilleures perspectives d’avenir.

De nouvelles voies ont récemment suscité l’intérêt des athlètes d’Iten, notamment les courses organisées dans des destinations alternatives telles que la Chine, l’Inde, l’Amérique centrale, ainsi que les compétitions de trail, d’ultra-trail, voire même de cyclisme. « Si une récompense substantielle est en jeu, il est fort probable que des Kényans tenteront d’y participer », ajoute James.

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Selon le célèbre entraîneur Frère Colm O’Connell, cette créativité découle du fait que le gouvernement kényan offre un soutien très limité, voire absent, pour l’encadrement de ses athlètes, les contraignant à dépendre uniquement des bourses et des commanditaires pour leur développement.

« On ne sait jamais d’où sortira la prochaine vedette. Le réservoir est si vaste. L’abondance de talents exceptionnels et leur succès partout sur la planète légitiment, au grand dam de plusieurs, l’absence d’intervention du gouvernement. Si tu ne réussis pas, il y en a plein derrière qui attendent leur tour. Contrairement à d’autres pays comme l’Ouganda ou l’Éthiopie, le Kenya laisse ses coureurs se débrouiller eux-mêmes. C’est scandaleux. »

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Après la victoire

À l’entrée de Kabarnet, le regard est vite attiré par de hautes tours résidentielles qui dominent le centre-ville englouti par la poussière. Ces imposantes structures, une anomalie architecturale dans le paysage environnant, sont étroitement associées à la renommée de la marathonienne Mary Keitany, célèbre pour ses quatre victoires à New York et ses trois à Londres.

Les coureurs kényans qui remportent des marathons majeurs ont souvent pour habitude de réinvestir leurs gains dans des entreprises locales, ce qui stimule l’économie de leur région d’origine. De Dennis Kimetto à David Rudisha, la plupart des athlètes restent attachés à leurs racines. Leurs réussites sont une source d’inspiration pour la jeune génération, contribuant à créer un cercle vertueux de motivation pour l’avenir du sport.

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Lornah Kiplagat a fondé le High Altitude Training Centre, jetant les bases du tourisme étranger à Iten, et tout juste à côté, l’olympien Wilson Kipsang a ouvert le Keellu Resort Centre, un hôtel apprécié des coureurs.

Abel Kirui, double champion du monde, médaillé olympique et lauréat de plusieurs marathons prestigieux, se remémore une jeunesse frugale où il courait motivé par un simple morceau de pain. « À l’époque, le sport ne coûtait presque rien. Pas besoin de bons souliers ou de montre. Nous étions incapables de nous permettre un repas aussi simple que des spaghettis. »

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Abel a réinvesti dans sa communauté du comté de Bomet. « J’ai acheté des arbres fruitiers, développé l’élevage en achetant du bétail et contribué à l’éducation locale en fondant une école. Le rêve kényan pour moi, c’est réussir pour que les générations futures aient une vie moins difficile. »

En revanche, pour certains, l’arrivée soudaine d’une grande quantité d’argent dans leur vie représente un défi majeur, car ils n’ont jamais été habitués à gérer de telles sommes auparavant. Cette situation les expose parfois à des fréquentations néfastes et à des conseils douteux. On leur suggère d’investir dans l’achat de terres, de construire des habitations, d’acheter des matatus, mais ces conseils émanent souvent de personnes qui n’ont aucune expérience en matière de gestion financière.

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« À la fin de leur carrière, certains athlètes émérites se retrouvent sans repères. Après avoir été le roi de la piste, le retour à la réalité peut être abrupt. Pour de nombreux Kényans, en particulier les hommes, cela peut s’accompagner de luttes contre l’alcoolisme, la dépression et la faillite », évoque avec gravité Frère Colm O’Connell.

Frère Colm O’Connell
Frère Colm O’Connell

Bernard et Cornelius

À la noirceur de chaque matin débute le même carambolage symphonique. L’appel à la prière de la mosquée rivalise avec la chorale de mille oiseaux, des coqs, des chiens et surtout, les alarmes de coureurs.

Je rejoins Bernard Kipsang et Cornelius Jepkoech pour une sortie d’une dizaine de kilomètres. Je les remercie de m’avoir ménagé alors que je termine blême et étourdi, tandis qu’eux n’ont pas l’air d’avoir sué une seule goutte.

Bernard Kipsang
Bernard Kipsang

« Le mot s’est répandu partout dans la vallée [du Grand Rift]. Il y a une véritable migration des campagnes vers Iten. Les coureurs sont à la recherche d’un avenir meilleur et c’est l’endroit idéal pour attirer l’attention de l’industrie », explique Cornelius, natif de Kericho, une commune pauvre à plusieurs heures de route.

Bernard est un marathonien professionnel, tandis que Cornelius aspire à le devenir l’année prochaine. Avec le salaire du premier, les deux partagent leurs repas, leurs vêtements et les frais de loyer.

On s’arrête au marché avant le dîner. Ugali, tomates et patates douces sont au menu. Un appétit pour l’essentiel.

Cornelius Jepkoech
Cornelius Jepkoech

« Nous n’avons pas de nutritionniste, nous ne mangeons pas ce que nous voulons, mais ce que nous avons, révèle Bernard. Ici, il n’y a pas de raccourcis. On court sans manger, sans eau, sans suppléments ni gels. »

Alors qu’une poule en liberté s’invite dans la modeste demeure, nous sommes les trois coincés sur un divan d’une place, à observer Daniel Ebenyo s’échauffer pour la finale du 10 000 mètres au championnat du monde, tandis que le streaming coupe sans cesse, faute d’une bonne connexion. Les deux hommes ont grandi en admirant leurs aînés, témoins de générations de champions entrées au panthéon du pays; maintenant, ils regardent leur partenaire d’entraînement.

Les rêves brisés

Jack, un coureur amateur d’origine britannique, s’entraînait en matinée avec l’équipe féminine Asics. « Un minibus nous a coupés avant de s’immobiliser. Des agents du Athletics Integrity Unit en sont sortis et nous ont obligés à les suivre. On s’est dirigé vers un petit hôtel où nous avons dû donner des échantillons de sang et d’urine. C’était surréel. »

Le pays fait face depuis plusieurs années à des accusations de dopage visant à améliorer les performances. Un cas célèbre est celui d’Asbel Kiprop, médaillé d’or olympique et triple champion du monde. Actuellement, 66 athlètes kényans professionnels sont suspendus de la compétition en raison de violations liées au dopage.

À ce sujet, plusieurs athlètes interrogés blâment la culture de l’argent rapide qui s’est instaurée. « Nous venons tous de milieux très humbles. Pour certains, le risque en vaut la peine. Leur objectif n’est pas de laisser leur nom dans l’histoire du sport, mais simplement de subvenir aux besoins de leur famille, payer les frais de scolarité de leurs sœurs ou rembourser des dettes après une mauvaise saison agricole. La nécessité peut parfois prendre le dessus sur l’éthique sportive », nuance Vivian Koskey, une marathonienne émergente qui fait partie de l’équipe testée.

« Si tu étais confronté à l’extrême pauvreté depuis ton enfance, serais-tu tenté aussi? », me demande-t-elle.

« Jusqu’à présent, chaque médaille kényane, sans exception, provient du milieu rural, souligne Frère Colm O’Connell. Les jeunes des terres voient souvent l’athlétisme comme une opportunité de sortir de la pauvreté. Le Kenya doit continuer de rêver, mais il est essentiel de veiller à ce que le rêve ne vire pas au cauchemar. »

Difficile de ne pas se laisser séduire par l’ambition lorsque l’on croise les sourires d’Eliud Kipchoge et Faith Kipyegon sur des panneaux publicitaires géants dans les beaux quartiers de Nairobi, la capitale, alors qu’ils sont originaires de petites communes kalendjins.

« Il est important d’être réaliste, de ne pas tout miser sur une seule ambition, avoir un plan B en tête, Devenir un champion demande du temps », conclut le vétéran entraîneur qui, en 47 ans, a vu tous les scénarios.

Je croise Bernard en train de se faire raser le crâne dans l’un de ces petits kinyozis mal éclairés qui bordent les rues d’Iten, saisissant l’occasion de lui poser une dernière question avant les au revoir.

« Pour moi, le rêve kényan est ouvert à tous, pas seulement aux Kalendjins. À Iten, tout est possible si tu travailles dur, que tu sois Daniel [Ebenyo], Cornelius, ou William, mon coéquipier originaire du Soudan du Sud. Nous le vivons chaque jour ensemble quand nous réussissons à courir et à partager un repas complet. »

William Yach Majok, de Djouba au Soudan du Sud
William Yach Majok, de Djouba au Soudan du Sud

Iten incarne, à sa manière, l’essence d’une époque. Une fresque collective, peinte par les espoirs et les ambitions d’une génération qui trouve ici son épanouissement.

Dans cet univers, les triomphes côtoient les épreuves, les grands récits prennent vie ou s’effritent, mais le rêve reste une puissante source d’inspiration pour le Kenya, dans ses moments les plus brillants comme ceux les plus sombres.

***

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.