Logo

Le dépanneur qui fait fureur sur TikTok

Le dépanneur Chez Rouxlaite propose du troc alimentaire. 

Par
Hugo Meunier
Publicité

-Dépanneur Chez Rouxlaite?

-Mon dépanneur préféré!

Au comptoir du petit magasin situé dans le vieux Saint-Eustache, la clientèle se prête au jeu en répétant le slogan, immortalisée par une vidéo filmée avec le cellulaire du propriétaire enthousiaste.

Ce dernier, Bryan Dostie, alimente ainsi le compte TikTok de son commerce, qui cumule plus de 30 000 abonnés et dont la réputation s’étend bien au-delà des frontières de la municipalité des Basses-Laurentides.

Mais Chez Rouxlaite n’est pas un dépanneur ordinaire. Depuis janvier, son proprio propose un système de troc alimentaire à sa clientèle, avec l’objectif de venir en aide aux personnes les plus démunies, particulièrement dans le contexte de précarité actuel.

Publicité

La recette fonctionne, le dépanneur roule à plein régime et j’ai voulu en savoir plus en allant rencontrer sur place le « Rouxlaite » en personne.

D’emblée, le jeune trentenaire est certes roux, mais pas laite, décontracté dans son coton ouaté vert et coiffé d’une casquette à l’effigie de son magasin. L’idée de baptiser ainsi son dépanneur relevait de l’ironie. « Ma femme, c’est une belle rousse et mon fils (de neuf mois), c’est ti-roux », renchérit le rouquin, qui m’accueille chaleureusement.

Publicité

C’est toujours bizarre, de venir faire un reportage dans le coin, ayant grandi à quelques kilomètres d’ici à l’ombre des écrans du ciné-parc et à un jet de pierre du marché aux puces.

Ma nostalgie s’enflamme en apercevant au loin les clochers de l’église, dont la façade est encore marquée par les coups de canon des Anglais venus crisser une volée aux valeureux patriotes en 1837.

Le dep de Bryan se trouve juste en face du défunt bar chez O’Blix, troquet populaire où je flaubais mes payes du Provigo de la 25e avenue.

Pas le moment de repenser à ce pilier de taverne surnommé Chuck Norris, à la descente policière durant laquelle Ti-Cul s’est fait passer les menottes ou à cette fois où j’ai frenché Mélanie, j’ai un article à pondre.

Publicité

Avant Chez Rouxlaite, il y avait déjà un dépanneur, mis à sac à chaque Saint-Jean-Baptiste par des fêtards en route vers le parc du manoir Globensky pour voir performer les plus grandes stars québ (Les Colocs, Jean Leloup, Charlebois, Piché, etc.)

Bryan Dostie ne cache pas être stressé de parler avec un journaliste (qui a débuté sa carrière à L’Éveil, juste en face). « J’aimerais ça que l’article soit positif, s’il te plaît », propose-t-il, candidement.

Je lui explique qu’à moins d’agresser des employées devant moi ou de me confier secouer des bébés dans ses temps libres, j’ai pas vraiment de raison de lui nuire.

-Fais juste me raconter ta patente.

De la rue au dépanneur

Tout commence donc il y a deux ans, avec l’achat du dépanneur. Un contre-emploi pour le jeune homme, qui travaillait autrefois comme intervenant auprès des personnes en situation d’itinérance à la Mission Bon Accueil, à Montréal.

Publicité

« J’avais déjà travaillé dans un dépanneur, plus jeune, et c’était ma job préférée », souligne ce Lavallois, qui n’habite pas trop loin, de l’autre côté du pont Arthur-Sauvé.

Pas surprenant, le gars est un vrai poisson dans l’eau chaque fois qu’un client pousse la porte de son commerce pour nous interrompre. Il en désigne plusieurs par leur petit nom, possède de la répartie et personnalise ses échanges. Un vrai people person ceinture noire en small talk, une denrée rare à cet âge.

Publicité

-M’as te prendre un gratteux avec ça!, demande un habitué venu échanger ses bouteilles contre 2,80$.

-J’gage que t’en veux un gagnant?, rétorque Bryan, sourire en coin.

Vous voyez le genre.

Anyway, c’est grâce à l’achat d’un duplex dont la valeur a explosé après la pandémie que Bryan a pu acheter son dépanneur.

Avec sa femme, mais celle-ci a préféré garder son emploi de préposée aux bénéficiaires à Montréal.

Après avoir travaillé 100 heures par semaine pour démarrer sa business, Bryan peut souffler un peu depuis l’embauche de quatre employés.

Un excellent vendeur

Bon, le troc dans tout ça.

On ne va quand même pas faire le portrait d’un dépanneur ordinaire.

Comme je disais, Bryan, intervenant de formation, cherchait moyens d’aider sa communauté. Il a tenu un encan virtuel durant un certain temps, qui lui a permis de distribuer toutes sortes de biens aux itinérants de la place Émilie-Gamelin, déguisé en Père Noël. « C’étaient des lots symboliques, mais ça marchait fort. Je suis un excellent vendeur! », se targue-t-il, avec davantage de franchise que de vantardise.

Publicité

Il l’avoue, dans les premiers temps derrière la caisse de son dépanneur, il trouvait difficile d’assister, impuissant, au revers de la médaille de la dépendance. « C’est un quartier à l’air mignon, féérique, central pour toutes les festivités. Mais en réalité, c’est un quartier extrêmement pauvre, avec plein de maisons de chambres », observe-t-il.

Je confirme. N’en déplaise au moulin Légaré et à son indéniable cachet, le Vieux-Saint-Eu regorge de gens poqués. « Je vois des clients acheter de l’alcool ou même 100$ de loto par jour. Quand ils m’ouvrent la porte pour m’en parler, je saisis l’occasion », souligne l’intervenant, qui éprouve encore du malaise à nourrir le cercle vicieux de la consommation.

Publicité

C’est en voyant aussi la classe moyenne s’appauvrir en raison de l’inflation que Dostie a décidé de faire sa part pour aider la communauté. « Un dépanneur , c’est cher parce que ça sert à dépanner. J’ai voulu me démarquer », raconte Bryan, qui a lui-même vécu la précarité durant l’enfance, profitant notamment des banques alimentaires.

Une banque alimentaire nommée dépanneur

Avec son dépanneur, il propose un modèle différent, loin des files d’attente des banques alimentaires et des denrées imposées. « En gros, on demande aux gens de faire le ménage de leur garde-manger en amenant des denrées non périssables. Pour deux produits, je remets 1$ de crédit », explique Bryan, qui revend ensuite les produits offerts à des prix dérisoires.

Un mur complet de produits en liquidation garni d’aliments en conserve, de pâtes, de biscuits, de céréales, etc., permet d’ailleurs d’admirer le fruit de son labeur.

Publicité

Plusieurs produits emballés sont périmés depuis 2023, mais demeurent comestibles, conformément aux règles du MAPAQ, assure Bryan. « Je n’impose aucune limite. Si tu veux 5-6 boîtes, tu peux les prendre! », lance le proprio, qui hérite même parfois des invendus de certains supermarchés.

Éventuellement, Bryan aimerait que son projet fasse boule de neige et mène sur place à la création d’un organisme dédié à l’itinérance, une réalité moins visible qu’à Montréal, mais désormais bien ancrée dans le 450.

Mais une chose à la fois et pour l’instant, le dépanneur l’occupe pleinement.

Victime de son succès, il calcule recevoir entre 200 à 250 produits chaque jour grâce à son système de troc, lui permettant d’aider 150 familles chaque semaine. L’espace commence toutefois à lui manquer, et il prévoit graduellement retirer de ses rayons les produits « frais », soit ceux vendus au même prix qu’ailleurs.

« Pour tout le reste, ça sera toujours moins cher qu’à l’épicerie », assure-t-il.

Publicité

Les bonbons exotiques

Sinon, un des gros attraits du dép est sa section de bonbons exotiques, que Bryan commande aux quatre coins du globe. Gummy bears les plus piquants au monde, Kit Kat à saveur de gâteau de fête ou Pepsi à la mangue : les adeptes – les jeunes, surtout – réinvestissent à tout coup l’argent de leur troc dans ses rayons. Même chose pour les sacs à surprise placés devant la caisse, sans oublier le mur de porte-clés.

Une cliente entre, enceinte jusqu’aux oreilles.

-Petit gars ou petite fille?, demande Bryan.

Publicité

-Petit gars, répond la femme, avant d’acheter des cigarettes. Sur le trottoir, elle s’allume une clope.

La scène, anachronique, nous fait sourciller.

Le gars du dépanneur

Son initiative de troc alimentaire lui vaut à l’occasion de beaux témoignages. Comme cette famille qui lui a dit qu’acheter leurs collations ici leur permettait de faire une activité par semaine.

Publicité

Grâce à la viralité de certains de ses TikToks, des clients viennent parfois de loin pour voir « le gars du dépanneur ». « Au début, je m’attendais à servir juste la communauté eustachoise, mais des gens se présentent d’aussi loin que Saint-Rémi, Shawinigan ou Gatineau parce qu’ils aiment l’idée. TikTok est vraiment la meilleure plateforme pour une entreprise. C’est gratuit et j’ai des vidéos qui ont presque 500 000 vues! », s’exclame Bryan, qui a même signé quelques autographes. « J’ai beaucoup de nouveaux clients depuis janvier. Quand ils me disent : “hey, je t’ai vu sur TikTok!”, ça me fait vraiment chaud au cœur », admet-il.

Les habitués aussi ne tarissent pas d’éloges envers Bryan et sa philosophie. « Ils (les dépanneurs) devraient tous être de même. C’est accueillant, en ordre et la meilleure place. Je le félicite souvent », louange Pierre Leroux, en désignant le marchand du menton. Ce dernier rougit un peu derrière son comptoir, près d’un synthétiseur vintage sur lequel il pianote parfois entre deux clients.

Publicité

Même chose pour la guitare accrochée au mur du fond, près d’un jeu de dards et d’un mini-panier de basket.

Mais au dépanneur Chez Rouxlaite, de toute évidence, on n’a pas le temps de se tourner les pouces bien longtemps, le son de la cloche de la porte retentissant constamment. C’est le moment de laisser Bryan tranquille, sa journée ne fait que commencer.

-Salut, Roger!, lance le proprio doublé d’un bon samaritain, en me saluant de la main.