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C’est une pratique courante chez les journalistes. Quand l’actualité est dans un creux, il y aura toujours un grand créatif, quelque part dans une salle de rédaction, pour s’exclamer : «Heille! Je pourrais passer une heure dans une vraie de vraie chaise roulante. Comme ça je saurais c’est quoi être un handicapé!»
Du reportage terrain, qu’ils appellent. Ça fait de ben belles images. Ça possède aussi une certaine valeur heuristique, c’est vrai. Ça permet de mettre en lumière certaines incohérences dans le paysage architectural (ce qui est surtout utile aux urbanistes).
Ces petites simulations du handicap sont aussi bien populaires auprès des élus. Faut dire qu’elles représentent une occasion photo rêvée; n’est-ce pas touchant de voir un politicien s’abaisser au statut de simple citoyen? Il va probablement ressortir complètement transformé de sa balade de trente minutes, entouré de photographes pour l’épier lorsqu’il s’enfargera dans un nid-de-poule.
À travers les spotlights et des kodaks, ça demeure un acte empli de belles intentions – mais la vérité, c’est qu’il ne génère aucun résultat concret. Ce genre de stunt se perpétue en vain depuis des décennies.
Pour son émission aux Francs-Tireurs cette semaine, Benoit Dutrizac voulait lui aussi goûter à la «réalité» des personnes à mobilité réduite de Montréal. Son défi : s’acheter un paquet de gommes tout en circulant en fauteuil roulant. Il cherchait quelqu’un pour l’accompagner, et j’ai accepté, malgré mon dédain pour ce genre de mise en scène.
Je me suis quand même amusé. Il avait toutes les misères du monde à rouler, dans sa vieille chaise d’hôpital, sur la rue Sainte-Catherine. L’exercice était orienté – ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le reportage s’est fait dans ce quartier. Dans n’importe quel autre arrondissement, l’équipe n’aurait même pas pu filmer tellement la piètre qualité du déneigement empêche quelconque déplacement à roulettes.
L’équipe des Francs-Tireurs voulait bien faire. C’est pour ça que j’ai participé à la petite randonnée. Ça restait un bon prétexte pour parler d’une certaine facette du handicap. Mais tout ça aurait pu très bien se faire sans avoir besoin de louer un fauteuil roulant qui date de l’entre-deux-guerres.
Parce qu’un trajet entre trois coins de rue ne dévoilera pas la discrimination systémique vécue par les personnes handicapées. L’accès à l’emploi restreint, le manque d’accessibilité au transport en commun, etc.
Pendant qu’il rushait sur une plaque de glace, j’en ai profité pour demander à Dutrizac s’il s’entraînait. Oui, qu’il m’a répondu. Voilà : quand on «simule» un handicap, on esquisse à peine la réalité. On a encore pleine capacité de son corps, on lui a juste ajouté une contrainte supplémentaire. La vraie personne en fauteuil roulant, parfois, elle va avoir une maladie dégénérative. Elle va souffrir de maux de dos. De fatigue chronique. Elle cumule peut-être les handicaps invisibles. Voire une fragilité émotionnelle qui va lui faire péter une coche, à brailler dans un coin de rue mal déneigé, parce qu’elle est à boutte. Une personne qui simule une épreuve pendant une heure n’est jamais à boutte.
L’animateur, lui, il est venu dans son truck de tournage, avec toute son équipe, ils se sont stationnés n’importe où. La personne handicapée, elle doit réserver son transport 24h à l’avance.
Non, le but avoué de l’exercice, c’était de démontrer comment la plus simple des quêtes – s’acheter de la gomme – pouvait s’avérer le pire des supplices pour un pauvre citoyen en fauteuil roulant / en détresse.
C’est pourquoi ça m’agace. Ces simulations mettent l’accent sur les symptômes au lieu de s’attaquer à la cause. C’est en ce sens un peu réducteur. J’ai pas de difficulté à m’acheter de la gomme, moi. Parce que je m’adapte. L’exercice ne fait que chorégraphier la misère.
Ce n’est pas de la pitié dont ont besoin les personnes handicapées, ni de l’aide pour s’acheter de la juicy fruit. C’est plutôt d’un système qui prend en compte leurs besoins.
Qu’on s’intéresse au quotidien des personnes handicapées : très bien. Mais qu’on s’intéresse à la source de leurs obstacles : le désengagement progressif de l’État, qui ne finance plus des services essentiels à ces citoyens, comme le transport adapté, le soutien à domicile ou le logement social.
Des problèmes moins tape-à-l’œil qu’un trottoir décrisse, certes, mais tout aussi important. Pourquoi ne pas les identifier, le moindrement, lors des reportages?
Autrement, la simulation n’est pas une démonstration réaliste, mais juste une parade sans destination.