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Quand ça urge, c’est efficace. Quand ça urge pas, faut être patient. N’est-ce pas normal?
Comme Kim, ma voisine de blogue, je viens de changer de décennie. Le cumul des années et l’addition des expériences… ne jamais négliger l’expérience.
En parlant d’expérience… Vendredi dernier, à la fin d’une soirée de fête remplie d’émotion, de bulles, de rires, de musique, d’amis et d’amour organisée en grand secret pendant des mois par la femme de ma vie, un accident est arrivé.
La jambe de ma blonde s’est retrouvée sous un piano. À moins que ce ne soit un piano qui ait écrasé la jambe de ma chérie. Ne me demandez pas comment, j’étais pompette, dans l’euphorie d’une des plus belles soirées de ma vie. J’étais sur un nuage au pays des amis, de la famille, de l’amour et de la vie.
On a dû s’y mettre à 5 ou 6, peut-être 7, pour soulever le piano, dégager la jambe, constater le dégât.
Le 911 a répondu aussitôt. Questions précises, actions à faire, ambulanciers en chemin. Ils sont arrivés dans l’effervescence et l’énervement. Un piano sur une jambe, ils n’ont pas souvent vu ça.
On ne déplace pas une belle femme qui se tord de douleur en un clin d’œil. On ne la met pas sur une chaise. On ne la lève pas sur ses pieds. On ne redresse pas sa jambe pliée et écrasée. Finalement, la civière, l’ambulance, l’hôpital Jean-Talon, je ne savais même pas qu’il y avait un hôpital là.
On est passé devant tout le monde. Une place tout de suite – oui, vous avez bien lu « tout de suite »- entre un homme intoxiqué, le visage en sang qui s’était fait tabasser et une mourante en plein délirium. Constat immédiat du médecin. Piqûre de morphine. Une, puis deux, puis d’autres. La douleur est insupportable, mais la blessée est courageuse (je le sais, je l’ai déjà vu accoucher deux fois sans épidurale). Analyse de la situation. Stabilisation de la douleur. Mesure des organes vitaux. La nuit est longue. Il n’y a plus d’heure. L’urgence est plus forte que le temps. J’avais l’impression que nous venions d’arriver. Ça faisait pourtant plus de deux heures, peut-être même trois. Il se passe tellement de choses dans une salle d’urgences que l’attente ne ressemble pas à de l’attente.
La radiographie est un moment délicat. À cette heure-là, les couloirs de l’hôpital sont vides. Le radiologue tout seul à l’air de s’ennuyer. Il me laisse gentiment regarder sur son écran l’image du fémur. Je ne comprends rien. Mais je comprends que ce n’est pas joli. Il y a trop de morceaux pour que ce soit normal.
Retour aux urgences. D’autres blessés, d’autres cas graves. Le doc visiblement fatigué par des heures de travail nous explique calmement la suite des choses. La belle cuisse lisse ressemble à un énorme jambon tuméfié. Il y a un vilain bobo là-dedans. L’orthopédiste va venir. Il va falloir opérer. Je m’assois enfin. L’amour de ma vie s’endort malgré les grognements de l’homme tabassé, le bip bip des machines, les appels au « code blanc ». Il y a du bruit et pourtant tout le monde chuchote, les infirmiers travaillent dans une tranquillité apaisante, j’allais dire la sérénité. On est loin des portraits d’horreur que nous dressent certains médias en mal de sensations. Pour un cas qui a pris plus de temps, combien d’autres ont été sauvés par des médecins compétents, des infirmières attentionnées et compatissantes?
On ne lit jamais leurs histoires dans les journaux qui tachent les doigts. Heureusement, vous, vous lisez Urbania.
Il faut que je prenne l’air. Le jour se lève. La salle d’attente des urgences est presque vide. Quatre ou cinq personnes qui n’ont apparemment pas l’air si mal en point. Qu’attendent-elles? Je marche dans la ville endormie. Des oies sauvages dans le ciel.
De retour, la salle d’attente s’est remplie de gens déjà impatients. Un samedi normal. Aux urgences, l’orthopédiste ne tarde pas à examiner ma petite femme qui a l’air minuscule dans sa grande civière entourée de tubes. C’est un homme rassurant. « Un piano lui est tombé dessus ? » Ça le fait sourire. Il se dit sans doute que c’est moins dangereux de jouer de la guitare ou du violoncelle. Il devait l’opérer le matin. Mais un autre cas, plus urgent, occupe la salle d’op’. Ça se fera l’après-midi. C’est normal. Le fémur est stabilisé. La douleur atténuée par les doses de morphine. Le corps meurtri sous surveillance.
La chambre qui va accueillir mon amour en miettes à son réveil est prête, désinfectée du plafond au plancher. Draps vert pâle, murs blancs, tuiles beiges sur le sol, vue triste sur la ville qui s’étend vers l’Est. C’est pas le paradis. C’est une chambre de traumatologie. Ça ne ressemble pas à une série télé. C’est la réalité. Normale.
Il faut se le dire : un hôpital, c’est pas un hôtel à Punta Cana. Une infirmière, c’est pas ta mère. La bouffe d’hôpital, c’est pas chez Toqué. Une salle d’attente, c’est pas un spa. Des fois je me demande si les gens s’en rendent compte.
Ma petite chérie brisée est revenue droguée de l’opération. Nausées, douleurs, confusion. C’est normal. Mais quand on ne sait pas, on s’inquiète. L’infirmière s’occupe tout de suite d’elle tout en me rassurant. Mais elle doit aussi s’occuper des autres traumatisés de l’étage, gérer les inquiétudes, remonter le moral, écouter la litanie des doléances,…
Combien d’infirmières, de préposés, de médecins, de physiothérapeutes, de diététiciennes, de techniciens de surface se sont occupés de ma blonde éclopée? Combien de médicaments, de drogues, de piqûres, de shots d’oxygène, de litres de soluté lui a-t-on donnés ? Combien de seringues, de gants de caoutchouc, de tubes, de gobelets de plastiques, de produits désinfectants, de pansements, de prise de tension, de compresses fraîches,…?
Tout ça, gratis. Zéro payement. Zéro comptant. Zéro versement.
La patiente a souffert, mais elle ne s’est pas plainte une seconde du système de santé.
Pourquoi ne voit-on jamais dans les médias ces accidents de parcours que notre système de santé tant décrié a remis sur pieds? Vous trouvez ça trop plate? Ça manque de sensations? Vous aimeriez des boyaux sur le plancher? Des morts en série? Une épidémie asiatique?
Comme Kim, ma voisine de blogue, j’ai changé de décennie. Et j’ai changé de point de vue. Parce que c’est l’expérience qui nous montre la réalité du monde dans lequel on vit.
Pour suivre mes tribulations sur Twitter: @pascalhenrard