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Alexandre Bernhari cultive le mystère avec au moins autant d’énergie que la musique. En effet il n’apparaissait nulle part dans la promotion de son premier album, basée sur le seul mot «BERNHARI» (un pseudonyme, btw) en lettres dorées, affiché un peu partout en ville.
Son visage était aussi absent de ses premiers vidéoclips, montages d’images volées à d’autres. Les entrevues qu’il accordait à l’époque étaient truffées d’anecdotes inventées, en lien avec le personnage qu’il s’est créé pour monter sur scène. Et maintenant c’est derrière la caméra, dans la réalisation des clips de son dernier opus, Île Jésus, qu’il se découvre confortable.
Je lui ai donné rendez-vous la semaine dernière au trendy Darling, nouvelle cafétéria officielle de la rue Saint-Laurent pour parler un peu de ça, de musique et de lui.
Pour une fois.
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Je voulais te rencontrer pour deux raisons; d’abord parce que quand je t’ai mis dans mon top de l’an passé, je me suis rendu compte que pas mal de gens n’avaient pas entendu cet album-là, et ça m’a un peu choqué. Ensuite parce que quand j’ai vu la trilogie de vidéoclips qu’y l’accompagne et que tu as réalisés, je suis un peu tombé sur le cul. Tu fais du cinéma maintenant?
J’ai passé pas mal toute l’année sur les clips, ce n’est pas un milieu que je connaissais, alors c’est assez intéressant pour moi. J’ai commencé par monter des clips comme Sagard avec du footage d’archive un peu volé, j’ai appris le montage comme ça. Ensuite j’ai suivi John Londono sur un shoot pour apprendre comment ça marchait. Raphaël Ouellet m’a aidé beaucoup là-dedans aussi.
Le premier vidéo que j’ai fait, Solastagia, ça a été tourné en une journée, avec aucun budget; j’avais des idées, on passait devant un lieu et je disais «ok, on shoote ici!»Y’avait longtemps que je n’avais pas eu autant de plaisir à faire quelque chose. Partir avec une caméra et des acteurs comme ça et se créer un genre de bulle c’est vraiment l’fun. Y’a pas de stress, tu n’es pas devant un public, c’est confortable. Après le premier, quand j’ai vu le résultat, j’étais assez content pour décider que ce serait une trilogie.
J’ai tourné tout ça en banlieue, à Laval et Saint-Eustache. J’ai comme un devoir de réhabilitation de ces endroits parce, bon, c’est là que je suis né. Les clips c’est un peu une manière de faire la paix avec ça (rire). Y’a un aura mystique le soir dans ces places-là, c’est possédé par une énergie inquiétante tellement c’est désert.
Laval m’a marqué faut croire, j’avais envie de montrer ça.
Laval c’est spécial quand même. Les gens pensent que c’est tranquille et easy-going mais ce n’est pas tout à fait vrai; ça peut être très glauque. Quand tu grandis là-dedans, tu t’habitues à passer par les bois, à découvrir des raccourcis et des endroits étranges. Ça m’a marqué faut croire, j’avais envie de montrer ça.
Est-ce qu’on peut dire qu’en ce sens Île Jésus c’est un peu ton coming-out de banlieusard? Ou même ton coming-out d’Alex tout court? C’était tabou un moment donné dire ton vrai nom ou parler d’où tu viens, non? On peut en parler franchement maintenant?
Haha… oui, y’a de ça. J’étais un kid un peu à côté, à l’écart; je portais des cols de curé, je faisais tout pour ne pas fitter dans le décor. Parmi les gens avec qui j’ai grandi, y’en a peut-être 2-3 qui sont sortis de là, de leur milieu plutôt fermé et encadré, pour devenir des artistes ou des sommités dans quelque chose. Quand j’y repense je me dis «ben oui, c’était évident». C’est pas mal les jeunes qui étaient les plus solitaires, ceux qui étaient différents.
Je suis un enfant unique; ça t’habitue à dealer avec l’ennui, et à te sortir de toi-même. À t’inventer une vie… c’est ce que je fais encore en fait. C’est un jeu qui vient de l’enfance et je n’ai jamais lâché ça. Tsé, je n’ai pas eu de copine avant l’âge de 17 ans, ni vraiment d’amis avec qui j’avais quelque chose en commun avant de me tenir avec les gens de théâtre de Sainte-Thérèse un ou deux ans après. C’était particulier de me confronter à l’art tout d’un coup, découvrir en même temps l’écriture et les gens de théâtre.
J’ai appris à chanter dans mon char.
Une révélation. J’étais ultra introverti, timide, et ces gens-là avaient une liberté que je voulais apprendre. C’est drôle; en arrivant à Montréal je me souviens avoir vu des jeunes de mon âge lire des poèmes au Festival Voix d’Amérique, et avoir fait les cent pas devant la Casa del Popolo en me demandant comment ils faisaient… comment j’allais faire pour monter sur une scène. Ça m’appelait mais ça m’a tout pris.
J’ai appris à chanter dans mon char. Du Vigneault, du Barbara, du Félix Leclerc… ça fait drôle à dire, mais c’est vrai. Être dans un habitacle fermé, où personne t’entend, ça a été une école fantastique. La première fois je shakais, je voulais rentrer dans le plancher. Avoir un band pour ça c’est magique; si tu te plantes, ils sont là pour te rattraper, c’est rassurant en maudit.
La réflexion que j’ai eue récemment, et qui est un peu à la base de l’album, c’est que le fait d’être né là, en banlieue, d’avoir dû me définir contre un paquet de choses qui étaient loin de moi ou avec lesquelles je n’étais carrément pas d’accord, ça a fait qui je suis. C’est ce qui m’a endurci dans mon désir d’être un artiste, de travailler aussi fort.
Tu utilises pas mal le terme “band”… c’est un groupe Bernhari ou un artiste solo?
Je suis présenté comme un artiste solo, mais en fait je travaille pas mal avec les mêmes musiciens depuis le départ. C’est un band, finalement. Shawn Cotton, mon bassiste-poète, je l’ai rencontré dans une manif en 2012, pas dans un local de pratique.
Je suis plus du côté de la poésie que de la musique. J’adorais son recueil, on s’est reparlé, on a jammé, et je me disais que ce n’était pas le bassiste le plus technique que je connaissais, mais quelqu’un d’hyper créatif. On se comprend, on a les mêmes élans de grandeur, la même démesure des fois, et ça c’était le plus important.
La musique pour moi c’est un trip, je veux des gens autour de moi prêts à vendre leur appartement et partir en tournée demain matin juste pour le kick. Je veux des partners in crime.
Parlons un peu de l’album; elle est partie d’où la conception d’Île Jésus?
Quand je regarde ça avec du recul, je réalise que Île Jésus vient de la même période, de la même impulsion créatrice que mon premier album. Ces tounes-là viennent balancer ce que j’avais déjà; le côté un peu plus lent, langoureux, les ambiances apaisées, c’est le contrepoids des envolées denses du premier.
Le côté sexy de cet album vient ma collaboration avec les danseurs de Concordia.
Maintenant mon show est équilibré, je trouve. Et pour être franc, c’est dommage que je n’en ai pas fait davantage cette année. Y’a des circuits au Québec, des périodes à respecter, et je l’ai sorti trop rapidement on dirait… j’ai bousculé l’ordre des choses de l’industrie. On n’a écouté personne, on avait quelque chose qu’on voulait sortir tout de suite, et là on est en punition (rire).
La composition de l’album a commencé quand je faisais de l’accompagnement musical pour les danseurs de Concordia. Je faisais des thèmes et je voyais live comment ça s’exprimait en mouvements, dans le corps, c’était un bel exercice. Le côté sexy vient de là, je pense.
Ce n’est pas moi qui monte sur scène, c’est un personnage que j’ai construit.
C’est un album de nuit, qui essaie de recréer ce sentiment de confort et d’étrangeté. J’ai besoin de plusieurs pôles pour travailler le sens des textes, ça vient de mon trip de poésie j’imagine. Sur le premier disque y’avait l’engagement social et amoureux qui se mélangeaient. Là, dans tous les textes, tu pourrais remplacer l’Autre par un lieu. Ça ouvre un peu l’interprétation, c’est important je trouve.
Les thèmes sont venus de ma vie. C’était la première fois de ma vie d’adulte que je n’étais pas en couple, j’ai vécu et découvert des trucs, à fond mettons. C’est très près de moi, très personnel comme album.
C’est drôle j’ai pensé à ça aussi en l’écoutant; ça amène à réfléchir sur la forme et le fond. Tu crées à partir d’un personnage, un peu en retrait, et ça te permet d’aller plus loin dans ton intimité…
Je te disais tantôt que j’étais né à Laval; c’est nouveau ça tu vois. C’est un scoop, note-le; j’ai dit pendant des années que j’étais originaire de St-Moïse, c’est encore dans mon dossier de presse, je crois. Ça faisait partie du personnage. L’assise du projet c’est encore le passage d’Au nord de Maria ou je dis «laisse-moi être ce quelqu’un d’autre». Je le chante en me prenant pour Brel, j’ai joué là-dedans depuis le début. Ce n’est pas moi qui monte sur scène, c’est un personnage que j’ai construit.
J’aime la poésie en musique, la magie. J’ai envie d’amener les gens ailleurs.
En France c’est quelque chose de plus commun et accepté, ici c’est plus difficile on dirait, ça crée une distance avec le public. J’aime encore m’amuser avec ça, mais je ne sais pas où ça s’en va. Peut-être qu’un moment donné je vais sortir un disque dépouillé avec un accent queb’ et ça sera ça, pourquoi pas?
Je niaise, mais j’ai ce côté-là, littéraire. J’aime la poésie en musique, la magie. J’ai envie d’amener les gens ailleurs, de les sortir d’eux-mêmes, de leur quotidien pendant un instant, qu’ils se demandent où ils sont rendus. Ça me donne aussi la liberté d’aller dans plein de directions. Et après quand j’envoie la chanson aux radios je me fais répondre «pourquoi il chante comme ça, il vient d’où?».
J’ai déjà quasiment 30 chansons pour le prochain album.
C’est certain que des fois ça ne m’aide pas, que c’est plus difficile à vendre, mais ça fait partie de la game. On aime la voie du centre, comme peuple, souvent. Quand ça déborde ou que ça dévie c’est dérangeant. Tant mieux si ça amène des gens à se questionner sur leurs propres personnages.
T’es pas vraiment en train de préparer un disque en joual, hein?
J’ai déjà quasiment 30 chansons pour le prochain album. Elles prennent toute sorte de directions musicales et n’ont pas encore de texte. En ce moment j’écris en prose, je ne sais pas pourquoi. Y’a comme quelque chose de mystique pour moi dans l’écriture, je me mets dans un état particulier et c’est là que je sais que c’est bon. Ça va venir…
Et non, j’ai aucune idée de comment ça va sonner. Mon personnage est complexe du début à la fin. En musique il a 3 niveaux; y’a le Bernhari piano/voix qui fait des covers de Claude Léveillé, le Bernhari plus pop Radio-Can mettons, et le Bernhari rock qui a envie de taper sur les drums faire des grimaces et tout… un moment donné ça ouvre beaucoup de portes, mais va falloir faire des choix. (rire)
Sans faire de psychanalyse à deux cennes, est-ce que tu vis finalement une levée de rideau, Alex? J’ai l’impression qu’on n’a pas fini de te découvrir.
Oui, je me cache. Je me suis caché longtemps. Je voulais une distance, une protection, une carapace. Mais je suis de plus en plus à l’aise, je pense.
Tout ce que j’ai fait a été long, par étapes.
J’ai moins peur, je sais dans quoi je m’embarque maintenant. On est dans une époque où tout le monde se valorise avec les réseaux sociaux, les shows de TV, tout ça. Mettre ma grosse face sur un panneau dans ce contexte-là j’aurais trouvé ça gênant. J’aime la mystique, construire des histoires et des univers; le personnage sert à ça, à mettre l’œuvre de l’avant et me garder un peu en retrait.
Je sors de l’ombre à mon rythme. Tout ce que j’ai fait a été long, par étapes, et c’est correct. Quand tu gagnes une chose de manière instantanée, tu la perds très vite je pense. Et moi je veux faire ça de ma vie.
De toute ma vie.
Pour lire un autre texte de JP Tremblay: «Dear Denizen: le long chemin vers la musique du coeur».