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SIMON VA AU THÉÂTRE

(very insupportable personne)

Par
Simon Boulerice
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je m’évache dans ma peine

les prospectus des théâtres sont étalés sur ma table

je suis prêt pour le chagrin

la programmation des pièces est arrêtée

les distributions sont bouclées

je ne serai pas à l’affiche, encore

je n’ai pas été vu en audition

je jouerai à Scattegories à la place

mon rire sera le plus vrai de toute l’UDA

mon agent laisse un message sur ma boîte vocale

Simon, tu as un callback pour jouer à Cranium

dans une soirée d’amis

bravo

je suis en train de passer dans le beurre

de toutes les sphères de ma vie

je suis fatigué d’écrire

je veux me reposer la création

je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

d’un rôle qu’on m’offre au TNM

un simple laquais laconique

ou un messager pressé

pour me reposer un peu

Sir, voici votre lettre

Je la tiens du Comte de… le Comte de F…

chaque fois ma mémoire est un désastre

c’est alors l’hémorragie dans la salle

ça se vide ça me fuit ça me rit

mes comparses me laissent dans mon vertige

je termine seul

dans une douche de lumière

je crois que je suis fatigué tout court

je me recharge les batteries dans les halls d’entrée

les soirs de première avec le gratin grimé

je me pointe en t-shirt troué et en casquette du Tigre Géant

je sors du lot avec les moyens du bord de ma pauvreté

les flashs crépitent sur le tapis rouge

mais pas sur mes pas

les appareils-photo sont en berne sur mon passage en solo

alors je fais des photobombes au cou de Michel Tremblay

pour être immortalisé dans mon époque

il faut prendre sa place, dans’ vie

maman avait raison

passer dans le beurre, ç’a ben des asties de limite

je vais au théâtre à défaut d’y jouer

on m’offre des paires de billets

j’invite Jean-Nicolas le beau médecin de Grindr

pour l’impressionner

il prétend qu’il veut deux enfants comme moi

c’est un bon parti

ce n’est pas un artiste et il a un vrai métier, lui

il ferait un bon père

le plus autoritaire de nous deux, j’imagine

je serais le papa foufou qui dirait

demande à papa Nico

quand les requêtes seront trop déraisonnables

progéniture bercée entre deux pères débalancés

un ca ching ca ching et un couponing

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inviter Jean-Nicolas au théâtre est une promotion dans notre relation

qui était jusqu’alors exclusivement charnelle

il a droit aux miens à mon monde

je le mets au fait

la peau d’Émilie Bibeau

les robes de Sophie Cadieux

la toux de Francine Grimaldi

la virilité de François Papineau

le rire de Luc Bourgeois

les biceps d’Alexandre Goyette

la grâce d’Anne-Marie Cadieux

la classe de Dany Boudreault

la douceur d’Evelyne de la Chenelière

les nœuds papillon de Paul Lefebvre

les sandales d’Élizabeth Bourget

la grandeur de Claude Poissant

la discrétion de Catherine Vidal

l’enthousiasme de Lorraine Pintal

les lunettes de Gaétan Paré

la chevelure de Sarianne Cormier

le sourire de Dominique Leclerc

la voix d’Yvan Bienvenue

la fourrure de Karine Gonthier-Hyndman

le cutex de Philippe Drago

le parfum de Marie-Thérèse Fortin

l’entregent de Jocelyn Lebeau

les épaules de Jean-Philippe Baril-Guérard

la joie de Sarah Berthiaume

les loups de Sébastien David

le confort de Debbie Lynch-White

la tendresse de Catherine Trudeau

la bonhomie de Jack Lavoie

le mystère d’Olivier Choinière

le ludisme de Louis-Dominique Lavigne

la gomme de Jean-Sébastien Girard

la teinture de Louison Danis

les cris de Johanne Fontaine

les mains calleuses d’Yves Desgagnés

le menton lisse de Sophie Desmarais

les traits “Julia Stiles” d’Annie Darisse

la permanente naturelle de Macha Limonchik

la rousseur feinte d’Édith Patenaude

les tatouages gênants d’Eve Landry

les vestons de première de René Richard Cyr

la maigreur de Janine Sutto

et ta main que je chercherai

dès que les lumières baisseront

(pardon, le name-dropping

me donne l’illusion d’être moins seul)

je suis dans toutes les premières

je suis so much une very importante personne

tellement importante que Jean-Nicolas est sidéré

tu les connais tous, Simon?

oui, la plupart

wow

hum-hum, c’est de même

je pense que c’est l’actrice qui joue dans Yamaska

ça se peut

je suis pas mal sûr que c’est elle

ça se peut vraiment, Jean-Nicolas

mon invité finit par me gosser royalement

dans l’écho des halls

entre les personnalités qui lui font tourner la tête

je fais les présentations du bout des lèvres

Sophie, je te présente Jean-Mathieu

Jean-Mathieu, je te présente Sophie

et oui : elle aussi a joué dans Yamaska

je ne suis pas doué avec les noms composés

je le débaptise comme je respire

et c’est moi qui ai honte de lui

je suis une very insupportable personne

Jean-Nicolas ne me rappellera pas

et il aura raison

j’aurai la nostalgie de sa grande main de chirurgien

et il ne sera finalement pas le père de mes enfants

bien bon pour moi

*

je garde les jumeaux de comédiens

les soirs de représentations à double cachet

en attendant d’être concerné

(par les planches autant que par la paternité)

je ferme mes applications

les homosexuels en périphérie ne dévieront pas mon attention

des joues grasses de Doris et Gaston

je suis drôle

je suis permissif et déluré

je suis le baby-sitter parfait

je juche sur mes épaules

je danse je joue je ris

je me costume en n’importe qui

je me laisse battre aux échecs et aux Serpents et échelles

je suis sans orgueil

je chante en mineur

pour laisser toute la place aux enfants

je choisis du combustible

froissement de papier du cahier Sports de la Presse du samedi

bruit identique au glissement d’une photo grivoise

dans ma corbeille virtuelle

j’allume un feu

pour que ça palpite

pour que ça éblouisse

pour que ça flabbergaste les enfants

et leur amour pour moi

les jumeaux m’aiment

je crois vraiment que Nelson et Eddy m’aimeraient beaucoup

si j’avais la chance d’être leur gardienne

on rirait toute la soirée

jusqu’à ce que Céline rentre de son show

un peu pompette et repue d’amour

nous coucherions les enfants

je rougirais en entendant Eddy dire

maman, ce soir, c’est Simon qui nous lit une histoire

Céline resterait en retrait dans le cadre de porte

fascinée par mes effets de voix

et mon large registre de personnages

une fois les jumeaux endormis

nous nous faufilerions en catimini

dans la plus spacieuse des salles de bains de son palace

pour faire des back vocals l’un sur l’autre

sur tout le répertoire d’Incognito, Unison

et Dion chante Plamondon

nos voix tressées et amplifiées

par l’acoustique de marbre et de porcelaine

ça nous souderait

et Céline me donnerait un cachet substantiel

pour avoir veillé sur les siens

avec mon cœur de poule pas de tête

et puis

et puis

et puis j’aurais la possibilité de me hisser

dans les toiles d’amitié du clan Angélil

réseau béni

chroniqueur TVA

teneur de valise au Banquier

souris et lance une blague au moment opportun

et cesse d’écrire comme un forcené

sur ta légitimité

qui ne vient pas

ce que serait ma vie si j’étais le best friend de Céline Dion

ne se dit pas

oups

les deux petites mains de Doris

posées une seconde sur la porte vitrée du foyer

brûlure au 3e degré

je frissonne et ne sais plus quoi chanter

pour changer le mal de place

j’applique du beurre

je réouvre Grindr

y a-t-il un médecin dans la salle?

Jean-Mathieu…?

es-tu là?

***

Pour lire une autre fiction de Simon Boulerice : “Marc-Antoine en deux temps”

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