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Je jouais au ping-pong contre la moitié de table relevée quand le cri enthousiaste de mon frère m’a interrompu : “GUILLAUME, ON A ATTEINT LE MILLION!!!”
J’ai accouru dans le salon devant la télé allumée. Mon frère avait raison : le tiers des abonnés d’Hydro-Québec était maintenant privé de courant. Et le verglas encore annoncé ne travaillait pas en leur faveur.
À ce moment, une certaine empathie pour les sans-électricités aurait probablement dû m’habiter. Mais je ressentais plutôt une extrême curiosité.
C’était enfin mon tour : à 13 ans, je serais témoin de ma première grande crise nationale. Je voulais en profiter.
Dans ma ville durement touchée, des centres d’hébergement avaient ouvert leurs portes. Par chance, l’un était situé au cœur de mon quartier. Une occasion unique s’offrait à moi. L’anecdote, le drame – l’exotisme, quoi! – se trouvaient comme jamais auparavant à ma portée.
L’idée de me faufiler dans un centre de sinistrés – juste pour voir – m’est alors apparue tout à fait sensée. Mes cousines se sont aussi déclarées partantes.
Par un après-midi d’accalmie météo, elles et moi avons donc franchi les quelques centaines de mètres nous séparant du centre communautaire municipal. À défaut d’être noble, notre objectif était clair : infiltrer le quotidien des réfugiés du verglas pour les observer quelque temps.
Il va sans dire que mes espoirs étaient élevés. J’avais lu les journaux et regardé les bulletins télévisés. J’avais une idée du spectacle qui m’attendait : un parterre de lits de camp; des sinistrés en coton ouaté affichant leur désarroi jusque dans leur tenue vestimentaire; des soldats en uniforme; des bénévoles identifiés par leur dossard de la Croix-Rouge; des cris d’enfants courant partout se mêlant aux soupirs d’exaspération de leurs parents; une odeur particulière, celle des gens vivant dans une trop grande promiscuité.
Je n’avais toutefois pas prévu ceci : le centre était vide, ou presque. Fâcheuse surprise. Pas grand-chose à espionner et à enregistrer.
Les images médiatiques que j’avais consommées étaient plus excitantes que la réalité, du moins dans ce centre d’hébergement de ma municipalité.
Bien sûr, nous étions un peu déçus. Reste que notre démarche ne pouvait pas être considérée comme un échec total : nous avions bel et bien pénétré et vu l’intérieur d’un centre de sinistrés, et ce malgré notre statut de privilégiés du réseau électrique. Sans se méfier, une dame nous avait même gracieusement servi des biscuits Dad’s. Et avant de partir, nous avions pu jouer sur le piano à queue de la salle communautaire.
Sur le chemin du retour, j’étais donc quand même satisfait. Mais je suis demeuré attentif : si un transformateur devait exploser devant mes yeux, j’aurais quelque chose de plus à raconter.
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J’aime épier la vie des autres. M’immiscer discrètement dans le privé. Avoir un accès non accordé à l’intime. J’ai la chance d’avoir l’époque, les médias et les outils numériques de mon côté.
À force de “stalkage”, j’ai développé un talent, reconnu par mes proches, pour tirer des déductions justes à partir de traces laissées dans les réseaux sociaux.
Je me suis passionné pour la couverture journalistique impudique de l’affaire Amanda Knox.
Baisser le son de la musique dans mes écouteurs pour capter une conversation se déroulant à côté de moi dans un café est un plaisir dont je ne me prive pas. Que la discussion soit intéressante ou pas – ou que ce centre d’hébergement en 1998 m’ait offert une scène banale ou non – a peu d’importance. Car c’est la possibilité même d’avoir accès à ce qui n’est pas destiné à être observé et écouté, ou à ce qu’on ne m’a pas permis d’observer et d’écouter, qui est en soi séduisante.
On m’accusera d’une curiosité malsaine.
Mais tout a commencé il y a 18 ans, quand 100 mm de pluie verglaçante ont figé le sud du Québec dans le noir et libéré mon instinct de voyeur, me poussant à visiter incognito un repaire de sinistrés de la tempête.
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Pour lire un autre texte de Guillaume Denault : “Comment j’ai découvert l’hypocondrie”